Seule au milieu d’une pièce sinistre, une femme tournoie dans un silence désespérant. Si la transparence de sa robe ne laissait entrevoir des courbes bien vivantes, nous pourrions penser qu’il s’agit d’un fantôme qui, du désœuvrement, eut préféré la danse…
Un aperçu des limbes: telle est la première évocation qui nous vient à l’esprit lorsque l’on parcourt les photos de Soraya Hocine. On ne sait pas où l’on est, mais on sait que l’on bascule dans un autre monde.
Perché dans les montagnes lozèriennes, éloigné de tout, « Le Peigne », ancien pavillon de l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban-sur-Limagnolle n’existe plus aujourd’hui. Il fut détruit pendant que l’artiste y réalisait ses photos. De fait, la jeune femme n’eut de cesse de saisir le dernier souffle d’un lieu agonisant, l’ultime témoignage de tous les mots et les maux qui, hier encore, peuplaient cet endroit.
Murs en berne couverts d’un papier peint désuet, carrelage lépreux, chauffage glacial, salle de bain lugubre, cage d’escalier aux allures de prison… Tout ici paraît marqué par l’empreinte d’une infinie détresse. Nombreux sont celles et ceux qui ont laissé dans ces murs les stigmates de leur souffrance.
En se mettant en scène au travers ce décor, Soraya Hocine n’a pas occulté sa volonté tenace de combler une perte d’identité aux effets destructeurs. Elle choisit ses poses en fonction des détails de l’intérieur et, par sa seule présence, le lieu semble retrouver tout ce qui jadis en fit le théâtre de l’aliénation.
Sa nudité dérange, miroir d’un esprit à vif, dépourvu de codes, sur lequel la censure n’exerce plus aucun pouvoir. Changeant de coiffes au fil des pièces de façon à incarner plusieurs personnages, l’artiste s’abandonne peu à peu, gagnée par l’atmosphère spectrale qui flotte tout autour d’elle. L’obscurité se confronte à une lumière aveuglante et les anciens pensionnaires de l’établissement semblent ressurgir pour prendre part à un ballet silencieux, dernier hommage au lieu dépositaire de toutes leurs ecchymoses. Absents sur les photos, rarement les locataires du lieu ne furent aussi présents. Une présence palpable où sont convoqués Séraphine Louis, Camille Claudel, Antonin Artaud et des milliers d’anonymes que la société plongea dans l’enfer de l’internement psychiatrique… Cette mémoire bouleversante, Soraya Hocine la porte ostensiblement, crânement parfois, sans jamais verser dans la pitié assassine. Chaque pièce est une rencontre inédite, celle d’un être proclamant tous les possibles du « je est un autre ». Dès lors au labyrinthe architectural se substitue par la magie de l’artiste travestie, le défilé sans fin d’une humanité cabossée où le masque de la résignation peine à dissimuler l’indicible vérité: l’au delà est là. Il n’est d’espoir que du bleu du ciel, il n’est d’espoir que dehors, par delà les murs, par delà les toits. D’une beauté indicible – il est encore de nos jours des plasticiens qui ne craignent pas de convoquer la beauté – les photographies de Soraya Hocine témoignent d’une tentative sublime et désespérée à regarder en face, à soupeser, à explorer le fardeau de la folie. Pièce par pièce, être par être, elle épluche, elle décortique, elle scrute le lieu où fut enfermée cette part d’humanité dépossédée d’elle même. Ses yeux sont les nôtres. Et son œuvre répond à cette nécessité de nous confronter à tous les possibles de notre folie. L’artiste et ses ersatz nous prennent par la main et nous déambulons à notre tour, nus et coiffés de nos propres aliénations. D’où l’attirance pour raison de transfert automatique, d’où le malaise de tant de beauté avec tant de laideur, de souffrance indicible, invisible.
Il faut se rendre à l’évidence: avec Soraya Hocine, et pour paraphraser Aragon, « photographier a cessé d’être un jeu ».