En entrant dans le « cubo abierto » de Roberto Matta, le spectateur ne peut pas analyser l’œuvre ; il doit se soumettre à la synthèse et accueillir le cube d’un seul tenant, sans divisions, sans fractures ; il doit laisser derrière lui la méthode fragmentaire avec laquelle raisonne son esprit. Le spectateur ne peut que se laisser submerger par l’œuvre d’art. Où loge la folie A, Où loge la folie B, L’Honniaveuglant, Les Grandes expectatives et Le Où à marée haute sont les cinq toiles qui constituent ce cube ouvert de l’artiste chilien, né en 1911 à Santiago et mort en 2002 à Civitavecchia en Italie. L’idée de ce « cubo abierto » a pris naissance dans la tête de l’artiste dans les années 60 et a pour la première fois été exposé dans les années 70. C’est la première fois, depuis que la fondation Thyssen a acquis les toiles de Matta, que le spectateur peut voir les œuvres comme elles étaient disposées à l’origine. Pour honorer le centenaire de la naissance de Matta, le musée Thyssen-Bornemisza à Madrid a voulu dédier un espace à cette œuvre monumentale, toute en couleurs et aux accents révolutionnaires.
Roberto Matta, Où loge la folie A (Donde mora la locura A), Oleo sobre lienzo, 205 x 203,5cm ©
Roberto Matta, Où loge la folie B (Donde mora la locura B), Oleo sobre lienzo, 204 x 204,5 cm ©
Roberto Matta, L’Honni aveuglant (El proscrito deslumbrante), Oleo sobre lienzo, 200 x 195cm ©
Roberto Matta, Les Grandes expectatives (Grandes expectativas), Oleo sobre lienzo, 203 x 402 cm ©
Roberto Matta, Le Où à marée haute (El dónde en marea alta), Oleo sobre lienzo, 202 x 195cm ©
Reprenons. En entrant dans ce « cubo abierto », donc, le spectateur est comme pris à partie par les toiles qui l’entourent et se sent dans l’obligation d’interagir avec elles. Alors que Où loge la folie A et Où loge la folie B symbolisent la terre, Les Grandes expectatives renvoient à l’avenir et Le Où à marée haute aux forces qui nous menacent. L’Honni aveuglant réussit à faire la synthèse entre ces toiles en nous présentant le rôle rédempteur et prophète de l’artiste. Cette instance est celle qui nous éclaire et nous invite à rentrer dans l’œuvre pour faire retour sur soi-même. Pris en étau entre le monde, les forces psychiques internes, le mal et le bien, le spectateur se trouve acculé à la vision panoptique et considère, pour une fois, immergé dans l’art même, le cosmos dans sa complexité, avec ses liens invisibles, ses imbrications souterraines. Au sein de l’œuvre, le spectateur ressent le « tout ».
Roberto Matta, Jenne Chaosmos, 1983, 208,3 x 349,3cm ©
Roberto Matta, Un soleil à qui sait réunir, 1959, 200 x 300cm ©
Roberto Matta, Labirintad, 1982, 209 x 296cm ©
Roberto Matta, Years of fear, 1941, 111,8 x 142,2cm, Guggenheim Museum, New York ©
Roberto Matta, La révolte des contraires, 1943-1944, 96,5 x 129,5cm, Private collection, Chile ©
Roberto Matta, Le pèse nerf, 1983, 188 x 198cm ©
Si l’approche de la simultanéité s’accomplit dans le temps de la contemplation artistique, elle s’insère également dans un espace défini. Car l’espace, pour Roberto Matta, se trouve réellement au centre de ses préoccupations esthétiques. Intéressé – tout comme Marcel Duchamp avec qui il aura maintenu une féconde amitié – par la physique et par la géométrie post-euclidienne, Matta cherche à recréer un espace en quatre dimensions, qui multiplie les perspectives et les points de fuite. Le mouvement, le temps et l’espace viennent alors à être repensés dans des œuvres qui font éclater toute approche esthétique traditionnelle pour le lecteur. Cette multiplicité de la perspective au sein de l’unicité de l’œuvre permet d’appréhender le monde comme un tout, comme une synthèse à concevoir. Peut-être est-ce là le sens des mètres et des mètres de cordes mis en scène par Duchamp au sein de l’exposition First Papers of Surrealism de la Whitelaw Reid Mansion en 1942, qui inclut les œuvres de Matta. Ces cordes, reliant les toiles, les points de la pièce et le spectateur parvenaient en effet à créer un espace unique et multidimensionnel à la fois. L’œuvre Sin título de Matta de 1942-1943 semble affronter les mêmes problématiques. L’ouverture du cube aussi bien que l’espace entre les cordes, permettent au spectateur de se faufiler dans l’œuvre d’un artiste qui reste une figure clef du surréalisme, et d’entrer en symbiose avec la pensée d’un homme qui ne fut pas seulement un peintre, mais aussi un poète, un philosophe, un homme-monde…
Roberto Matta, First Papers of Surrealism, exhibition with the installation by Marcel Duchamp, New York, 1942 © Photo John D. Chiff
Roberto Matta, Sin título, 1942-1943, 71,1 x 91,4cm, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid ©
Le cerveau humain semble fonctionner par idées successives, par étapes s’enchainant les unes après les autres. Les notions d’espace et de temps ne semblent admettre, pour lui, qu’une action pouvant laisser place à une autre. Nous aurons ainsi du mal à concevoir que deux accidents se produisent sur une même place en même temps, ou que deux rencontres importantes se produisent à la même seconde dans deux pièces différentes. Alors que la succession règne en maître dans nos esprits, la simultanéité, elle, en semble bannie. Voilà pourquoi les mécanismes de cause-à-effet nous plaisent tant et satisfont si pleinement notre besoin de compréhension du réel. Voilà encore pourquoi nous étudions l’Histoire de manière verticale, en périodes distinctes qui se succèdent les unes aux autres, et la préférons à une Histoire horizontale où tous les évènements d’un siècle, d’un moment, d’une date, nous seraient rapportés pour aboutir à une sorte de tableau synoptique de la réalité.