Un entretien Boum! Bang!
Prune Nourry est une artiste française en résidence à l’Invisible Dog de Brooklyn, qui sculpte ses interrogations bioéthiques éclairées au prisme sensible de la science déshumanisante. Cristallisant la question de la sélection artificielle humaine dans un travail où l’hybridité propose un interstice surprenant, l’artiste suggère au spectateur de se plonger in medias res dans une ambiance clinique où sont revisités les codes d’une médecine qui dégénère: des dérives « foeticides », incarnées par les « Holy daughters », petites filles à tête de vache sacrée, en passant par une invitation dérangeante et ludique au processus de sélection à la table d’un « Dîner Procréatif », l’eugénisme constitue le point névralgique de son art. Entre performance et installation, aux confins du coup d’éclat et du coup de poing, Prune Nourry nous ravit l’esprit dans ses deux acceptions.
Acter le corps, voilà ce qui pourrait contenir l’effort artistique de Prune Nourry, donner de la matière à ses sculptures, mais aussi à ses vidéos, ses photographies, qu’elle remanie pour créer un double écho sonore et visuel à ses créations.
De l’espace urbain instinctif à l’exposition en intérieur, des rues de Calcutta aux galeries américaines, la scénographie de Prune Nourry fait sens et éclaire l’essence des sculptures: la présence du matériel médical ou même des laborantines qui s’activent autour d’une installation judicieusement nommée « Sperm Bar », tout concourt à ne pas laisser l’artiste seule, se débattre dans ses questionnements: elle offre au spectateur la possibilité de porter un regard sur ce qui rejoint finalement la question ontologique par (excès)llence : « De la nature à l’artifice, qu’est-ce qu’au fond, être humain? »
B!B!: Après ta formation à l’École Boulle et l’acquisition de ton indépendance artistique, crois-tu aujourd’hui réinvestir le savoir qui t’a été transmis, ou penses-tu que la maîtrise des techniques t’auras justement permis de mieux le détourner?
Prune: J’ai choisi de faire l’École Boulle pour acquérir une technique qui me laisserait plus de liberté pour mettre en forme mon concept. Donc ce que j’y ai appris me sert au quotidien. Aussi l’atelier de sculpture de Boulle est un monde à part, grâce aux personnalités des professeurs Patrick Blanchard et Yorane Lebovici.
B!B!: On dit de toi que tu es sculptrice, c’est indéniable, mais conçois-tu, en ce qui te concerne, de donner du sens à tes créations sans les supports vidéo et photographique qui te sont chers? Te considères-tu comme sculptrice ou artiste pluridisciplinaire?
Prune: La sculpture est ma colonne vertébrale. La photo et la vidéo sont des outils pour raconter l’histoire de mes sculptures que j’abandonne ou détruit, et de mes performances éphémères.
B!B!: La mise en scène soutient tes œuvres, sur quels critères as-tu recruté tes laborantins du « Dîner Procréatif »?
Prune: La scénographie et la mise en scène sont partie intégrante de mon travail. Ce sont aussi des outils pour raconter une histoire, plonger les gens dans mon univers. Les laborantins qui m’ont assisté dans mes différentes performances sont des ami(e)s, des rencontres, des acteurs. Cela dépend, mais ce sont toujours des gens curieux et passionnés, qui veulent comprendre et avec qui je me dois de prendre le temps de bien leur expliquer mon projet.
B!B!: L’assemblage audacieux de l’Art et de la Science constitue le socle de tes préoccupations artistiques. As-tu trouvé tes inspirations cristallisées chez d’autres artistes? Quels sont tes sources de réflexions (aussi bien dans le domaine scientifique qu’artistique).
Prune: Les paradoxes m’inspirent. Les sociétés humaines sont pleines de paradoxes qui les rendent fascinantes. Comme par exemple adorer un symbole et piétiner sa forme réelle. La sociologie m’inspire, la religion, la bioéthique…
B!B!: Tu sors tes œuvres dans la rue, sur les toits, tu les fais voyager: pour toi la galerie enferme-t-elle l’art ? Ou est-ce la nécessité de te singulariser qui te pousse à encore plus de créativité?
Prune: C’est plus le besoin de confronter mon travail aux réactions imprévues, d’apprendre de ces retours, mais aussi d’abandonner mes œuvres comme une manière de les personnifier, de leur donner vie, de leur créer une histoire bien à elles. Aussi la rue et l’exposition sont pour moi complémentaires. Lorsque je place une œuvre dans la rue, je me plonge dans l’univers des gens, alors que dans une exposition je peux faire pénétrer les gens dans mon univers.
B!B!: Tes sculptures ont-elles un de tes traits, un détail « physique » dissimulé de ton propre corps?
Prune: Les mains de mes sculptures ressemblent souvent aux miennes, malgré moi.
B!B!: Considères-tu l’art comme une œuvre, un travail, une obsession, les trois à la fois?
Prune: Œuvre et travail ont la même étymologie. Le travail est pour moi le chemin, l’œuvre l’aboutissement, et l’obsession le moteur.
B!B!: Quel est ta prochaine problématique de travail? Ton actualité?
Prune: Un projet monumental en Chine, dans la continuité de la réflexion de mes projets en Inde, et qui sera exposé en septembre à Shanghai à la Galerie Magda Danysz.
B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:
B!B!: on œuvre la plus aboutie?
Prune: Je ne sors pas une œuvre de mon atelier si je ne la considère pas prête. Mais en tant qu’artiste, cette idée d’aboutissement est totalement subjective et peut prendre plusieurs formes, notamment avec la sculpture qui est un long procédé. Réaliser une sculpture prend plusieurs mois entre le moment où je la sculpte en terre, et le moment où elle sort de la fonderie en bronze. Entre, j’ai plusieurs étapes que je dois valider. Mais du coup, un de mes projets, intitulé « Process », est inspiré de cette beauté de l’inachevé, où j’expose des étapes de la fabrication en enfermant la sculpture inachevée dans de la résine, comme un fossile.
B!B!: Le moment que tu affectionnes le plus pour travailler?
Prune: Le soir, la nuit, quand tout est calme, quand je suis en face à face avec ma sculpture, dans mes pensées.
B!B!: Ton film de science-fiction favori?
Prune: J’ai aimé «La nuit des temps » de René Barjavel, et «Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley.
B!B!: Une photographie?
Prune: J’en ai tellement… La photographie est un tel medium pour faire passer des idées et des sensations fortes. Elles sont des preuves de l’Histoire, avec la touche d’imaginaire et d’interprétation qui entoure un arrêt sur image. Entre autres, comme je réponds de New York, je dirais La photo d’Ebbet des ouvriers déjeunant sur les poutres des gratte-ciels de NYC qu’ils construisaient.
B!B!: Plutôt silence ou musique lorsque tu travailles? Quelle est la chanson ou l’artiste musical qui t’accompagne de façon récurrente?
Prune: Plutôt musique lorsque je sculpte, différente selon mes envies, généralement acoustique et posée.
B!B!: Ce que tu préfères faire lorsque tu ne sculptes pas?
Prune: Brainstormer, danser, bien manger.
B!B!: Une découverte scientifique dont on aurait pu se passer?
Prune: C’est surtout les détournements qui sont désastreux. La bombe nucléaire en est un terrible exemple.
B!B!: Une personnalité contemporaine que tu rêves de rencontrer?
Prune: J’aurais aimé rencontrer Pina Bausch mais il est malheureusement trop tard. J’espère rencontrer les danseurs de sa troupe.
B!B!: Une que tu préfèrerais éviter?
Prune: Je dois d’abord rencontrer cette personne pour savoir si la prochaine fois je préfère l’éviter.
B!B!: Un proverbe?
Prune: Une devise: indépendance et créativité.
B!B!: Si tu avais le don de faire une avancée technologique ou scientifique, laquelle choisirais-tu?
Prune: La recherche sur les cellules souches m’inspire. La régénération, l’idée du lézard dont la queue repousse. Elle semble pouvoir apporter tant de remèdes à des maladies si omniprésentes comme Alzheimer, le cancer…