Se mettre sur la piste de Pierre de Loheac, c’est prêter attention au moindre signe. Des mots griffonnés sur une feuille volante, une photo de presse ou encore des bribes entendues sur un transistor. Entre Tanger et Paris, c’est aussi croiser des fantômes, ceux de la Beat Generation ou ceux de Dada. L’artiste cite ses références facilement; il n’a pas de mal à rendre hommage à ces générations de peintres et de poètes qui ont articulé l’art et la vie au point parfois de les confondre. Pour lui, qui a aménagé son atelier en cabinet de curiosités habitable, c’est même une continuité. Les photos s’alignent avec les collages et les micro-sculptures le long des murs comme autant d’éléments d’un récit en cours que l’on peut également suivre sur les réseaux sociaux. Pour ce touche-à-tout, la vie est une aventure dont il est narrateur et personnage.
Les carnets se multiplient sur les étagères de l’artiste; une pratique qu’il a depuis ses années d’études. Parfois entamés sur une même période, on peut distinguer les « Vade-mecum », où se mêlent annotations de la vie quotidienne, projets et autres itinéraires, des carnets répondant à des fonctions plus précises tels les « Sismo-trips ». Les « sismo-trip » qui se déploient sur des leporello répondent à un principe simple en apparence: laisser le crayon enregistrer les vibrations d’un voyage réalisé en voiture (Paris-Munster par exemple) ou en avion. Les mouvements du trait peuvent faire penser à ceux d’un instrument scientifique mais la transcription des cahots de la route ou des perturbations sur une ligne s’apparente bien plus à un exercice sensible. L’expérience de traverser le paysage se confond avec le sentiment, presque médiumnique, d’être traversé par lui.
Au travers de ses déplacements et de ses nombreuses marches, Pierre de Loheac développe un système de notation très élaboré et de nouvelles unités de mesure pour prendre conscience du monde. Avec « Radius 500 », il quadrille un quartier de Casablanca qu’il vient ensuite arpenter scrupuleusement aidé de son plan. Inspiré de la psychogéographie et de la dérive situationniste, il travaille sur la perception de l’espace du tracé des rues jusqu’à la disposition des enseignes publicitaires en passant par les objets trouvés (regroupés et réassemblés dans sa collection de « Koproskollect ») et les heureuses rencontres. Sur le papier, ce sont des mots qui se télescopent avec des flèches et se heurtent à des couleurs et des dessins qui expriment un flux d’informations et de pensées vertigineux. Une partition qui évoque autant la musique que les circuits imprimés que l’artiste affectionne et détourne volontiers dans d’autres collages. Il s’agit toujours de s’approprier un environnement, d’habiter pleinement un espace sans en laisser la prérogative à des spécialistes et à leurs langages techniques.
Par dérision peut-être, Pierre de Loheac se présente comme artéologue, une profession qu’il s’est taillé sur mesure comme il a conçu, juste après une résidence à l’IRAP, son propre Institut de Recherche en Sciences Subjectives & Sensibles (IR3S). L’artiste revendique le mot d’amateur au sens noble du terme et l’idée de l’apprentissage continu à l’encontre d’un monde où chacun camperait sur sa spécialité sans plus être à même de communiquer. Son insistance à disséquer les « Que-sais-je? » et à en révéler par des jeux graphiques les sujets du premier coup d’œil est à cet égard révélatrice! Le « Que sais-je? » sur la calligraphie se double d’une écriture manuscrite quand celui sur la dyslexie rend illisible le texte par un redécoupage des lignes. L’artéologue procède par déplacement pour remettre en question un ensemble de normes et développer sa propre poétique.
Empruntant autant à la mythologie du scientifique qu’à celle de l’artiste, l’artéologue aime les jeux de rôles et croise les disciplines pour bouleverser l’ordre cloisonné des choses. À la manière de Joan Fontcuberta, jouant du vraisemblable et des faux-semblants il présente ainsi aux curieux les « Outinutils », ces objets qui semblent tout droit sortis d’un champ de fouilles et dont on a bien du mal à décider d’une fonction autre que celle de la prise en main. Il s’agit de revendiquer le doute, de regagner une capacité d’émerveillement. Les photos d’« Yknos », en jouant sur les échelles comme pouvait le faire Sophie Ristelhueber, inventent ainsi des espaces entre le terrain vague et le chantier archéologique. C’est une fiction dans laquelle un texte elliptique nous invite à entrer. Inventeur au double sens du mot, c’est à dire celui qui découvre un trésor et celui qui crée, Pierre de Loheac n’explique pas tout mais fait de l’infime quotidien une source infinie de possibles. Vertigineux.