Philippe Gronon développe une pratique minimale de la photographie qui, combinant les acquis des techniques argentiques et numériques, consiste à montrer les objets tels quels, frontalement, sans effet, sans fragmentation ni agrandissement (à l’échelle 1 – celle de la réalité sensible). Il s’agit d’un affrontement direct avec l’objet. Chaque photographie est le portrait d’un objet, et d’un seul, qui est alors institué comme le sujet principal de la représentation photographique. Elle n’est plus qu’une simple reproduction mécanique de la réalité au profit d’un littéralisme et d’une objectivité de l’expression. En ce sens, le fait que le photographe ne travaille que par « séries » a aussi à voir avec l’objet et avec la photographie, en tant que reproductions mécaniques et sérielles. Philippe Gronon, né en 1964 à Rochefort-sur-Mer, fut pensionnaire de la Villa Médicis, à Rome, en 1994-1995. Ce grand photographe français présente actuellement l’une de ses dernières séries de photographies, Versos, dans le cadre d’une double exposition magnifique intitulée « De l’autre côté », au Musée des Beaux-Arts et au Musée Magnin de Dijon.
© Philippe Gronon, Verso n°29, Portrait de Bernard de Lamonnoye, par d’Archeville, collection du Musée des Beaux-Arts, Dijon, épreuve pigmentaire, 105 X 119 cm (2009).
© Philippe Gronon, Verso n°8, La Victoria, par Ernest Rouard, épreuve pigmentaire, 70 X 60 cm (2005-2006).
© Philippe Gronon, Verso n°1, Portrait, Anonyme, 42 X 36 cm (2005-2006).
La série qui y est exposée, Versos, se présente sous la forme d’une reproduction mécanique et quasi obsessionnelle des faces cachées de tableaux anonymes ou célèbres, exposés dans divers musées français (dont le Centre Pompidou ou le Musée du Louvre) ou restés en réserves (nouvelle façon de montrer, ou plutôt d’exhumer, ce qui reste habituellement caché). Réalisée entre 2005 et 2011 avec le concours de différents musées et organismes culturels et de gestions du patrimoine, il s’agit ainsi, pour Philippe Gronon, de dévoiler, par une sorte de geste iconoclaste, les envers d’objets qui servent habituellement et parfois spectaculairement – s’agissant aussi parfois de tableaux très célèbres – à représenter.
En effet, cette démarche subversive est avant tout ludique et quasi enfantine, quel plaisir pour le spectateur de voir ce qui est habituellement tenu caché (dont parfois des phrases aux effets comiques : « Attention, face anti-reflets!!! ») et de regarder sous un autre aspect ce que l’on croyait connaître par cœur, à savoir le dos d’une toile très célèbre: l’exposition devient alors « contre-exposition », on y voit photographiés et reproduits à l’échelle de dos et côte à côte, comme s’il s’agissait des vrais tableaux, L’Origine du monde de Courbet, Les Nymphéas de Monet, du Géricault, du On Kawara, du Picasso… La scénographie au sein des deux espaces d’exposition confine à établir un dialogue entre les lieux et les photographies, les pièces, parfois pourvues de portes, colonnes ou portiques, en créant comme des percées et des fenêtres dans les murs, par ces toiles et ces cadres et châssis représentés grandeur nature et affichés au mur à hauteur d’homme, fenêtres aveugles ou condamnées du tableau renversé révélant alors l’une des dimensions fondamentales du tableau qui, comme le décrit le grand historien de l’art André Chastel, est « fenêtre ouverte sur le monde ».
© Philippe Gronon, Verso n°18, Tête de jeune fille, par Pablo Picasso, collection Centre Pompidou, épreuve pigmentaire, 85 X 68 cm (2007).
© Philippe Gronon, Verso n°38, Nymphéas, par Claude Monet, collection du Musée d’art moderne, Saint-Étienne, photographie analogique couleur, épreuve numérique pigmentaire, 109 X 109 cm (2009).
© Philippe Gronon, Verso n°35, Portrait de Michel Ange, par Giuliano Bugiardini, collection du Musée du Louvre, Paris, photographie analogique couleur, épreuve numérique pigmentaire, 85 X 74 cm (2009).
© Philippe Gronon, Verso n°23, Love, par Robert Indiana, collection particulière en dépôt au Mamac, Nice, épreuve pigmentaire, 165 X 165 cm (2008).
© Philippe Gronon, Verso n°17, Sans titre, par Bram Van Velde, collection Centre Pompidou, Paris, photographie analogique couleur, épreuve numérique pigmentaire, 132 X 112 cm (2007).
Ces objets « retournés » peuvent être les supports d’une représentation artistique, mais aussi parfois d’une représentation simplement linguistique dans d’autres séries plus anciennes, non exposées à Dijon, comme Écritoires ou Tableaux noirs entre 1997 et 2004 (photographies de tableaux noirs vierges de toute écriture de grands amphithéâtres universitaires) ou Vitrines en 2003 (photographies de vitrines vides de magasins, en cours de nettoiement, avec seulement des traces de lessive ou de poussière), qui participent d’une même démarche: des objets supports d’une expression linguistique didactique pour les premiers, ou économiques et mercantiles pour le dernier, qui sont détournés de leur usage habituel vers l’abstraction littérale.
© Philippe Gronon, Écritoire n°243, Bibliothèque nationale de France, Paris (1992).
© Philippe Gronon, Écritoire n°117, Bibliothèque nationale de France, Paris (1992).
© Philippe Gronon, Tableaux noirs, Amphithéâtre de la Sorbonne, Paris (1997).
© Philippe Gronon, Vitrine n°2, Sélestat (2003).
© Philippe Gronon, Vitrine n°1, Sélestat (2003).
© Philippe Gronon, Ampli Ampeg (2003).
© Philippe Gronon, Ampli Classic 30 (2005).
© Philippe Gronon, Ampli Fender n°1 (2003).
© Philippe Gronon, Châssis photographique (1989).
© Philippe Gronon, Châssis photographique (1989).
Dans tous les cas, la photographie, par un acte de détournement et de subversion, prend les objets comme par surprise, au dépourvu, en dehors de leur usage habituel, quand ils n’expriment plus si ce n’est le silence – ou autre chose, ce que le spectateur ou le passant n’est pas censé lire. En ce sens, cette série de photographies majestueuses exposée à Dijon et représentant les côtés pile de tableaux s’inscrit dans une forme de subversion: la démarche consiste à détourner un objet de son usage quotidien – dans ce cas, être vecteur d’une expression esthétique – pour être réduit à un objet pur, sans signification, ou aux significations marginales et secondaires (= les indications titulaires ou commerciales inscrites sur le dos des tableaux et qui sont alors rendues visibles et lisibles). Il y a ainsi une épuration de l’expression, dont le geste anti-lyrique est, dans cette série, très clair: retourner le tableau, taire la représentation imagée et lyrique, au profit d’un envers abstrait et scientifique, porteur uniquement de signes objectifs et littéraux (marques commerciales, indications de protection et de matériaux, titres, dates…).
S’il y a ainsi encore expression, ce ne peut être que documentaire pour le regard d’un archiviste et historien de l’art: le spectateur voit alors défiler tous les envers des tableaux, ce qu’il n’a pas l’habitude de voir et de savoir (conditions de protection d’une toile, noms des marchands et fonds commerciaux de la peinture, le support – bois ou vitre – mis à nu etc.). Le littéral procède ainsi d’une suppression de la profondeur, d’une réduction à la surface du support. Comme l’écrit le poète français Emmanuel Hocquard, s’inspirant des écrivains objectivistes américains et chef de file du littéralisme poétique français, l’espace tabulaire n’a pas d’envers, « la table n’est qu’un dessus » (Théorie des tables, 1992). Le choix ici du « tableau » est ainsi révélateur: il s’agit de prendre un objet qui n’a de sens que dans l’un de ses deux côtés et, dans le cas du tableau, de le retourner afin de ne voir que sa face silencieuse et objective. Contrairement à la table, le littéralisme du tableau se trouve aussi dans son envers pur et objectal. Le littéralisme de l’expression est ainsi lié non seulement à la simplicité et à l’objectivité du traitement photographique, mais aussi au choix des sujets.
© Philippe Gronon, Verso n°13, Les Amoureux en gris, par Marc Chagall, collection Centre Pompidou, Paris, épreuve pigmentaire, 91 X 72 cm (2007).
© Philippe Gronon, Verso n°16, Les toits de Paris, par Fernand Léger, collection Centre Pompidou, Paris, épreuve pigmentaire, 91,5 X 72 cm (2007).
© Philippe Gronon, Verso n°27, Untitle, par Frantz Kline, collection particulière, New York, épreuve numérique pigmentaire, 66 X 72 cm (2008-2010).
Néanmoins, avec cette série, la dénudation et l’objectivation de l’expression, la dimension documentaire et froidement littérale, caractéristiques des recherches de Philippe Gronon, se trouvent minées de l’intérieur par trois gestes qui insèrent un espace ténu de création et de subjectivité: un geste de retournement qui est détournement, tout d’abord, qui est de l’ordre du protocole (prendre systématiquement et en série le contre-pied des objets, s’intéresser à ce que l’on ne voit habituellement pas d’un objet), un geste de sélection (le photographe choisit un tableau plutôt qu’un autre, opère une sélection: il ne s’agit pas d’une recherche aléatoire et sérielle ni encyclopédique et documentaire) et, enfin, un geste de « décontextualisation ». En effet, les tableaux et leurs envers sont tirés de tout contexte, rognés de tout décor, désancrés du lieu où ils sont photographiés: on ne s’intéresse qu’à eux seuls en tant qu’ils peuvent fournir, malgré tout, ou envers et contre tout, un espace plastique, même minimal. Ces photographies tissent en cela un dialogue nouveau avec la pratique des affichistes et des nouveaux réalistes (pour lesquels la rue et l’espace mural des affiches constituent des supports à l’image). C’est que ces « versos » apparaissent comme des images d’une grande beauté picturale, entre abstractions des jeux de couleurs et de matériaux, et collages cubistes ou postmodernes. Philippe Gronon propose ici, d’une voix ténue et silencieuse, de mieux faire éclater les vertiges et les surprises d’une expression picturale à couper le souffle.
© Philippe Gronon, Verso n°31, Étude pour la course de chevaux libres, par Théodore Géricault, collection du Musée Magnin, Dijon, 41 X 43 cm (2009).
© Philippe Gronon, Verso n°42, 6 lignes au Hazard, par François Morellet, collection du Musée des Beaux-Arts de Nantes, épreuve pigmentaire, 72,5 cm X 72 cm (2010).
© Philippe Gronon, Verso n°40, Amour propulsateur, par Victor Brauner, collection du Musée d’art moderne de Saint Etienne, épreuve pigmentaire, 61,5 cm X 67,5 cm (2009).
© Philippe Gronon, Verso n°22, Old master – Séance galerie J., par Niki de Saint Phalle, collection Mamac, Nice, 83,5 X 73,5 cm (2008).
© Philippe Gronon, Verso n°37, Portrait d’homme, par le Titien, collection du Musée du Louvre, Paris, épreuve pigmentaire, 109 cm X 93 cm (2009).
Exposition « De l’autre côté »
Entrée gratuite.
Du 18 février au 21 mai 2012.
au Musée des Beaux-Arts de Dijon
de 10h à 17h et à partir du 2 mai de 9h30 à 18h
tous les jours sauf le mardi et les 1er et 8 mai
au Musée Magnin
de 10h à 12h et de 14h à 18h
tous les jours sauf le lundi