Omar Castillo Alfaro
Une archéologie du présent
par Laurie Dufeu
Je connaissais déjà le travail de Omar Castillo Alfaro mais découvrir son installation lors de 100% L’EXPO à la Villette (avril 2023) a été pour moi une révélation : il fallait que je le rencontre. L’entretien qui va suivre est le fruit d’une studio visit à la Cité internationale des Arts où il est actuellement en résidence. Entre redéfinition de l’espace, iconographie pré-hispanique et transféminisme, je vous propose d’en apprendre davantage sur cet artiste au parcours singulier et à la technique subtile.
L.D : Ton travail est actuellement exposé au sein d’un group show curaté par Thomas Conchou au CAC de la Ferme du Buisson jusqu’au 16 juillet 2023. Peux-tu nous raconter la genèse du projet ?
O.C.A : Les Sillons #1 est une exposition qui fait partie d’un programme d’accompagnement d’artistes en début de carrière. Thomas Conchou, directeur du CAC de la Ferme du Buisson, a invité des artistes récemment diplômé.e.s d’écoles d’art en France hors Paris, dont moi-même. Il m’a proposé de réaliser une nouvelle pièce pour l’exposition. Le programme comprenait, en particulier, des réunions pour comprendre le système administratif en tant qu’artistes.
Thomas m’a proposé de travailler dans les locaux de la Ferme avec l’équipe et les technicien.ne.s de l’institution, donnant ainsi naissance à ma nouvelle installation intitulée Ah Naab qui est la suite de mon projet Naab (2022). Ah Naab signifie « artiste » en maya et prend comme référence les écoles mayas de peintres, sculpteur.ice.s et écrivain.e.s qui ont existé du VIIe au Xe siècle de notre ère. Dans cette nouvelle installation, je mobilise très allusivement le souvenir de la découverte de la Reine Rouge de Palenque en 1994, un moment historique pour l’archéologie maya, un défunt couvert de cinabre rouge et qui me fait penser au monde souterrain, la Xibalba, comme un espace de création.
L.D : Pour la 5ème édition de La Villette 100% L’expo (5 au 23 avril 2023), sous le commissariat de Inès Geoffroy, tu as présenté l’installation Naab (2022). Que représente-t-elle ? Que signifient ces poèmes ?
O.C.A : Le Naab signifie « fleur » en maya et cette fleur dont je parle est blanche, il s’agit d’un nénuphar (Nymphaea alba). Maintenant, bienvenue dans le pétale de ma recherche : Le Naab était utilisé comme symbole pour signer les créations des peintres mayas. Mon intérêt pour ce projet est de parler d’histoire et de faire une critique de l’histoire officielle de l’art et comment la modernité, en particulier la modernité européenne, a rendu invisibles d’autres cultures, comme la mienne.
Mon intention est de penser que cette fleur ou cette école pourrait se retrouver à d’autres moments de l’histoire, par exemple au Musée de l’Orangerie, dans un tableau de Georges-Antoine Rochegrosse, Le chevalier aux fleurs (1887), visible au musée d’Orsay, dans les décorations florales des églises coloniales en Amérique latine, dans l’arbre de vie ou dans l’œuvre d’Ana Mendieta lorsqu’elle a visité le Mexique dans les années 1970, principalement dans la série des Siluetas (1973-1977). L’une des sources d’inspiration était une photographie, comme celle d’Ana Mendieta à Teotitlán del Valle, Oaxaca, Mexique, en 1976. On y voit l’artiste cubaine tenant deux bougies décorées de fleurs en cire d’abeille traditionnelles pour la fête des morts. J’entends développer une recherche iconographique pour comprendre comment cette fleur était représentée à l’époque, en plus d’approfondir le motif de l’eau et des cenotes (dépression géographique d’origine karstique inondée d’eau), lieu où naît le naab.
Les formes de mes pièces sont constituées de fer à béton stylisé recouvert de paraffine. Les structures font référence à la fleur et à sa cosmogonie. Les structures retiennent la paraffine qui, en tombant, génère des « stalactites » qui font référence au cénote (lieu sacré où se trouvent les dents du monstre de la Terre) et qui accueillent les fleurs faites de mes mains. Chaque fleur est unique, différente et extrêmement fragile.
Toutes ces recherches ont été condensées sur une plaque d’acier inoxydable, conçue comme un miroir. Sur cette plaque, un poème de ma main, écrit en maya, a été gravé au laser. Dans ce poème, j’essaie de parler de la fleur que l’on crée avec les mains, de la même manière dont on coiffe les cheveux. C’est aussi une réminiscence des artistes de cette époque ou encore du jaguar noir qui sort la nuit pour boire de l’eau dans le cenote et dont la tête touche la fleur. D’autre part, dans ce poème, je glisse des citations de la chanson intitulée Como la flor (Comme la fleur, 1992) de Selena. Como la flor est plus qu’une chanson ; c’est l’hymne latino-américain de cette reine du Tex-Mex. La chanson a été écrite par A. B. Quintanilla, Pete Astudillo et Selena elle-même. Como la flor va parler du drame de la perte de cette fleur qui symbolise l’amour de l’amant.e. Penser à la perte de ce symbole, c’est penser à l’affection ; c’est pour cela que cette chanson a fait le plus sens pour moi dans mon projet. Au-delà d’un travail formel, filtrer les réminiscences et les croisements avec la culture populaire, c’est pour moi faire une critique de l’histoire de l’art.
L.D : Comment penses-tu la conception de l’espace d’exposition ?
O.C.A : Mes deux influences spatiales ont été mon père et les animaux, ainsi que la relation de mon corps à l’espace, c’est-à-dire un corps racialisé. Mon père est architecte, mais ce métier au Mexique n’a pas le même sens qu’en France ou en Europe. Une fois ses études terminées, mon père a dû travailler comme ouvrier pour de grandes entreprises de construction de centres commerciaux et de routes. Il nous emmenait sur les chantiers avec mon frère. Mon père nous emmenait toujours le week-end à Teotihuacan, le site archéologique et touristique le plus important du centre du pays. La cité des Dieux, mise en lumière par les archéologues, a connu son apogée entre 100 avant J.-C. et environ 650 après J. -C. et c’est dans ces vestiges que nous avons passé des journées en famille. Je n’ai pas seulement visité Teotihuacan, mais aussi Tula et d’autres petits endroits que le Mexique a récemment reconnues comme sites archéologiques.
Pedro, le perroquet familial (espèce native de Tampico), a, depuis l’enfance, contribué à l’idée de l’espace sous de nombreux aspects. Pedro vit (car il est encore vivant ; il a 37 ans) entre l’enfermement et la « liberté », c’est-à-dire qu’il sort de sa cage. Il marche lentement. J’ai suivi Pedro et j’ai aimé voir comment il regardait tout.
C’est à partir de ces deux grands référents que se met en place la relation à mon corps, mise en œuvre dans l’installation. Mon corps, dans les autres espaces, a toujours été nié, soit à cause de mes origines, soit à cause de ma couleur de peau, soit à cause de mon économie. Mon idée est maintenant de penser que des corps comme le mien existent, que nous pouvons tous.tes (todes) être ici.
Dans mes deux derniers projets, Naab et Ah Naab, on retrouve cette influence spatiale, mais j’essaie d’aller un peu plus loin en utilisant la lumière rouge. Cela me ramène à mon expérience de chimiste et de mineur. Comme je l’ai déjà mentionné, en 1994, l’archéologie mexicaine a fait une découverte impressionnante : la Reine Rouge de Palenque qui révèle le pouvoir du cinabre, un minerai de sulfure de mercure, qui était utilisé dans de nombreuses cultures préhispaniques à des fins ornementales et funéraires. L’utilisation de l’espace rouge a pour but de recréer la sensation de la découverte ; la relation du corps dans un espace rouge est modifiée car notre champ de vision est affecté, comme dans une chambre noire, et la lampe inactinique attendant que la photographie soit développée et que l’image apparaisse.
J’ai considéré Ah Naab comme deux espaces à l’intérieur d’un même espace. La première division que je perçois est cette référence au cénote et au lieu aquatique où pousse le naab. Puis, dans la structure de la charpente, je place ce qui est pour moi une porte. Une forme traditionnelle de porte maya. Je décore cette porte avec des réminiscences de Quetzalcoatl, le serpent à plumes. Une fois cette porte franchie, on peut entrer et accéder à un tableau qui fonctionne comme un miroir ; on se voit dans ce miroir où se trouve mon poème. La particularité de l’installation est que lorsque l’on doit faire demi-tour, on reconnaît le chemin parcouru, comme si l’on remontait le temps.
Lors du Prix de Paris (ENSBA-Lyon, Naab, 2022), c’était différent ; j’ai généré tout un parcours de lumière rouge, grâce à l’utilisation de filtres sur les fenêtres de l’École. Dans ce processus de déambulation, c’est la lumière naturelle et les filtres qui jouaient et intensifiaient le mouvement des spectateur.ice.s et les préparaient ensuite à découvrir un grand espace avec des pièces ornementales colorées par une lumière rouge qui changeait selon l’heure de la journée. C’était beau.
L.D : Les notions de drama et de trauma sont au centre de tes œuvres et de ton propos. Pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que cela t’évoque ?
O.C.A : L’idée du drama est quelque chose qui a toujours existé dans ma culture et dans mon environnement. Le philosophe mexico-équatorien Bolívar Echeverría (1941-2010) écrit dans Modernidad, mestizaje, cultura y ethos barroco, Mexico (1994), que l’idée d’un ethos baroque est arrivé au XVIe siècle avec les Espagnols en Amérique, plus précisément en Amérique latine. Echeverría rappelle que, culturellement, ce qui est arrivé d’Europe, c’est le baroque, avec sa splendeur de théâtralité et de dramatisation ; cet aspect, selon moi, continue, perdure et fait partie de notre identité, comme en témoignent les paroles des chansons et des telenovelas (feuilletons) avec lesquel.le.s beaucoup, comme moi, ont grandi dans les années 1990 ou 2000.
La question du traumatisme va au-delà et est liée à mon histoire familiale, à la sphère personnelle. La théoricienne féministe Sianne Ngai dans Ugly Feelings (2005) réfléchit à la théorie des affects, en particulier aux affects négatifs tels que la colère, la rage, pour n’en citer que quelques-uns, qui sont liés, selon elle, aux femmes au foyer et imposés d’une certaine manière par la société, qui perçoit les femmes au foyer comme folles et dramatiques. Cette étude me fait penser à ce long parcours personnel de migration et de « passage à autre chose », qui est récurrent chez les personnes dont l’expérience migratoire est liée à l’économie ou à la violence. Ngai me fait penser au cercle de femmes avec lesquelles j’ai vécu, ma grand-mère, ma mère, mes tantes et mes sœurs, dont beaucoup ont vu leurs enfants partir en « mojados » (terme utilisé pour désigner les migrants) aux États-Unis. Lorsque je suis né, l’État d’Hidalgo, où j’ai grandi, était connu pour fournir le grand nombre de migrant.e.s vers les États-Unis, en raison des crises économiques. Je me souviens que devant la maison de ma grand-mère, le dimanche en particulier, les gens faisaient la queue pour monter dans les camions avec le « coyote » (personne transportant des personnes à la frontière entre les États-Unis et le Mexique). Ces traumas ont favorisé un déni, un rejet ; mon corps était nié, inaccepté, dans de nombreux endroits ; ma famille avait intériorisé cela. Je pense que ce texte de Ngai reflète très bien ce que j’essaie d’expliquer.
L.D : En tant qu’artiste engagé, tu réalises un véritable travail de recherches autour du transféminisme. Comment l’intègre-tu au sein de ton processus artistique ? Quelles sont tes sources et qui sont tes inspirations ?
O.C.A : Je me réfère au transféminisme comme défini par la féministe mexicaine Syak Valencia : « la continuité des luttes, des mouvements sociaux et politiques qui ont aussi une veine épistémologique, dans laquelle on trouve des méthodologies pour soutenir la vie, pour créer des alliances et des convergences qui ne rejettent pas la sexualité comme une question importante, ni le corps. […] ; parler du ‘transit’ au-delà des entités transnationales ou de sujets nomades, […] : migration, diversité fonctionnelle, statut migratoire, ethnicité, race, différence sexuelle, […] mais qui n’a pas pour seul sujet le corps des femmes compris comme biologiquement déterminé. […] Il y a quelque chose d’important dans le transféminisme qui consiste à ne pas soutenir les logiques néolibérales dans lesquelles nous nous trouvons et qui prend également en charge le champ de la représentation […] à travers le corps, un corps qui n’est pas destiné à la consommation masculine, ni à la consommation hétérosexuelle. Mais un corps qui fait le travail de rupture et de ségrégation de la représentation »*. Ce concept développé par la féministe me semble pertinent à travers mon corps racial migrant et celui de ma famille. Ce transit nomade et spatial dont je parle se poursuit ; ces routes historiques ont été utilisées par les Espagnols jusqu’à ce qu’elles soient affectées par l’arrivée du train au Mexique, puis par la révolution mexicaine, l’expropriation du pétrole, la migration et, aujourd’hui, les Narcos.
Mes références, mes sources, ont été alimentées non seulement par des livres, mais aussi par des appels téléphoniques avec ma mère, mes tantes et mes sœurs pour leur demander des souvenirs, des techniques et la manière de résoudre des questions pratiques ; j’apprends à distance. Le fait que la modernité m’ait fait migrer m’a aidé à me rapprocher de mon « héritage » et à accéder à ce qui, dans ma famille, était des « tâches » considérées comme féminines. Heureusement, c’est avec elles que j’essaie de développer et de chercher un vocabulaire dans mes propositions artistiques.
L’idée de l’affection m’intéresse à partir de la partie digestive, des entrailles, de là où ça fait le plus mal et qui est compliqué à décrire ; ça fait mal tout simplement et cette douleur doit sortir.
Un texte très important pour moi a été Trauma is Digestive de Jenny Granado et Ak Kebra Maldita Genithalia dans TERREMOTO** qui parlent du corps, du ras-le-bol et du fait que les constructions historiques feront toujours que des corps autres chercheront de nouvelles formes de réjouissance, à travers la danse, par exemple. Dans cette notion de récits historiques et de retour à des discussions importantes qui n’ont pas été faites dans l’histoire, Manuel Arturo Abreu est celui que je lis beaucoup. Le jeune artiste et penseur (République dominicaine) a une réflexion très contemporaine, mobilisant des images contemporaines, les mèmes, qui sont très récurrents sur le continent américain. Dans An Alternative History of Abstraction, Manuel revient sur les notions idéologiques de race au XVIIIème siècle avec une pédagogie pointue et forte pour repenser la ritualité et les formes artistiques sans justifier s’il s’agit d’un art ou pas.
L.D : Peux-tu nous parler de tes projets futurs ?
O.C.A : En ce moment, je commence un nouveau projet, un projet qui part de Pedro, le perroquet de ma famille. À l’époque préhispanique, les plumes avaient une valeur ornementale, rituelle et militaire. Il existait des écoles de plumassier.è.s (amantecas) qui développaient toutes sortes d’objets uniques avec une technique extrêmement précise qui captivait les Espagnols, comme les mosaïques de plumes. Après la « colonisation », les Espagnols ont utilisé cette technique pour développer des estampes religieuses pour l’évangélisation par l’image. Cette nouvelle recherche est menée de la même manière que les précédentes, avec des textes et des sources historiques, ainsi qu’une recherche des pièces exposées. Cette nouvelle étape m’a amené à apprendre ce type de technique, presque perdue au Mexique. Travailler sur ce projet va également stimuler mon intérêt pour les matériaux contrastés et réaffirmer que je suis un artiste-chercheur, que ma recherche sera étroitement liée aux matériaux.
Ce projet m’amène également à développer la sculpture sur pierre, ce que je trouve extrêmement excitant. Quetzalcoatl, le serpent à plumes, et ses représentations sculpturales sont devenus une force pour développer le projet et essayer de parler d’Image-Globalisation-Colonisation-Affect (Pedro).
Il s’agit notamment de repenser ces objets fabriqués par des mains indigènes qui ont captivé l’Europe entre le XVIe et le XVIIIe siècle et qui ont aujourd’hui quasiment disparus. La grande majorité des mosaïques de plumes se trouve en Europe et la France possède la plus grande collection de mosaïques de plumes.
L.D : Pour finir, peux-tu nous citer trois artistes dont tu admires le travail ?
O.C.A : J’admire beaucoup le travail de l’artiste salvadorien Guadalupe Maravilla. L’histoire de sa vie me touche beaucoup, surtout parce que, pour moi, il est nécessaire de voir le côté humain des personnes, de l’artiste en l’occurrence. Voir que quelqu’un, comme d’autres, parle de ses traumatismes dans une recherche artistique et collective me semble être clairement un objectif de vie. Je me souviens avoir beaucoup parlé de lui avec mes professeur.e.s à l’École de Lyon et personne ne le connaissait. J’ai passé beaucoup de temps à regarder son travail et la façon dont il parvenait à résoudre des questions sculpturales avec des références très précises à mon pays. C’est très fort.
Daniel Lie est un artiste brésilien qui développe des écosystèmes complexes qui vivent suspendus et entourés de fleurs et de couleurs. Son travail et son corps extrêmement politique sont pleins de références symboliques aux rituels. Lie pense à des notions queer à partir de corps humains et non-humains. Au-delà de sa charge politique, la manière dont il travaille l’espace est quelque chose qui me fascine ; cela me fait beaucoup penser à Ernesto Neto mais revisité et transformé, à Tunga, Cildo Meireles, Lygia Clark, et surtout à cette histoire de l’art avec des sculptures qui prennent possession de l’espace. L’idée de la suspension est quelque chose que j’aimerais explorer davantage en ce moment.
Enfin, une autre jeune artiste, Dominique White. Je pense que ses œuvres reflètent la condition humaine du naufrage, qu’il soit historique ou contemporain avec tout ce flux de migrant.e.s en mer qui tentent d’atteindre l’Europe. Ses sculptures reflètent cette limite fragile entre la vie et la mort dans cet énorme abîme qu’est la mer. La suspension, les matériaux, les formes extrêmement sensuelles et rigides dues aux tensions des forces en font l’une de mes références préférées.
Rendez-vous à la Ferme du Buisson • Allée de la Ferme • 77186 Noisiel
Exposition Les Sillons #1 • Jusqu’au 16 juillet 2023