« Je suis une personne très en colère et amère. Dessiner et peindre sont, pour moi, les voies les plus évidentes à emprunter pour trouver la justice ». Un lien se fait alors avec ce qu’on perçoit du travail de Mu Pan au premier abord: une violence explosive, une âpreté vivace, une destruction apocalyptique. Dans ses sketchbooks, une série de dessins habitée par un sadisme percutant teinté cependant d’humour, dévergonde les mythes féminins de l’enfance signés Walt Disney. « Belle » dans une position zoophile avec la « Bête » entre dans « L’Empire des sens », référence sans doute au film de Nagisa Ōshima qui fit scandale à l’époque pour son caractère très érotique, « Cendrillon » est une meurtrière sadique, « Blanche-Neige » torturée par les sept nains, « Ariel la petite sirène » agressée d’un coup de couteau par l’artiste Mu Pan, lui-même, avec pour sous-titre « A bitch in the ocean is still a bitch ». Il se représente, en effet, souvent comme l’acteur principal ou le collaborateur passif de la déflagration, c’est lui qui, sous des airs d’Amérindien, décapite d’un coup de fusil « Wendy » ou qui filme la séance de torture de « Blanche-Neige » nous rappelant des faits divers contemporains. Mu Pan démythifie ces icônes culturels de l’innocence et de la bonté en les faisant commettre le péché originel ou en les détruisant littéralement. Le conte de fées est fini. Le mythe est rédéfini.
© Mu Pan, Sketchbooks
© Mu Pan, Sketchbooks
© Mu Pan, Sketchbooks
© Mu Pan, Sketchbooks
© Mu Pan, Sketchbooks
© Mu Pan, Sketchbooks
Né à Taiwan en 1976, émigré aux Etats-Unis en 1997 où il a étudié l’illustration à la School of Visual Arts de New York, Mu Pan s’exprime ainsi sur sa condition d’éxilé: « Je suis devenu un citoyen américain sans pour autant avoir l’impression d’appartenir à un pays ». Il vit et travaille actuellement à Brooklyn. Ses peintures et dessins influencés par le manga japonais (« Ghost Island – Peaxh Boy »), le thangka tibétain (« Lucy in the sky with diamonds »), les scroll-paintings chinois (« Mu Pan’s China Myth-Dinner Party ») ou l’estampe japonaise (série « Dogs of morality ») font penser au peintre néerlandais Jérôme Bosch pour ses atmosphères de fin du monde, pour ses personnages hybrides mi-homme mi-animal, pour le foisonnement de détails et le caractère mystique et mythique qui s’en dégage. On est au bord du chaos où tous les repères rationnels et moraux sont inversés ou inexistants. Les instincts les plus primitifs s’expriment, les corps se transcendent, c’est une violence pour la survie ou l’assouvissement d’un désir. Dans ces situations extrêmes, le surréel est la nouvelle donne, le mysticisme en habite les confins, l’animalité en est la chair. Les êtres qui y habitent sont parfois hors norme évoquant des créatures de l’univers du peintre surréaliste roumain Victor Brauner (« Mountain and Sea 1 et 2 »).
© Mu Pan, Ghost Island – Peaxh Boy, watercolor on paper, 2012
© Mu Pan, Ghost Island – Peaxh Boy, watercolor on paper, 2012
© Mu Pan, Lucy In The Sky With Diamond, drawing on paper, 2005
© Mu Pan, Mu Pan’s China Myth-Dinner Party, watercolor on paper, 2011
© Mu Pan, Dogs of Morality chapter 1, The Lord and the Retainer, water color on paper, 2012
© Mu Pan, Dogs of Morality chapter 2, The Father and The Son, water color on paper, 2012
© Mu Pan, Mountain and Sea 1
© Mu Pan, Mountain and Sea 2
© Mu Pan, Mountain and Sea 3
La précision qu’utilise Mu Pan dans son travail pictural se rapproche de celle d’un conteur dans son processus de narration. Ses images racontent. Elles sont fortes d’une violence explosive qui donne le mouvement du coup donné, à l’image de ses scènes de bataille. Sujet favori de l’artiste, ces dernières l’ont toujours attiré que ce soit dans les films ou les dessins. Il se sent comme un commandant en chef en conceptualisant la cohérence. La scène de bataille offre d’innombrables possibilités de péripéties pour l’artiste, elle est génératrice d’actions, de pulsions, d’explosions, de conspiration, de trahison. Mu Pan se définit d’ailleurs comme un narrateur visuel. Sa mère a été l’élément déclencheur de cette forme d’expression. Il raconte lors d’une interview qu’elle lui lisait et enregistrait des histoires. Lui, les illustrait ensuite, ce qui a accru sa capacité à créer des images dans sa tête, à alimenter son imagination. « En tant que peintre, je travaille d’une manière narrative traditionnelle pour montrer ma vision des choses aux gens. En fait, je deviens les images de mon imagination au moment où je les crée » déclare t-il. Une incarnation se fait, tel un acteur ou un conteur. « Pour moi, il n’y pas d’histoire vraie ou de fiction. Une fois que l’histoire est racontée, tout dépend de celui qui la raconte et du public qui la reçoit. Le plus important dans le fait de raconter une histoire ce n’est ni sa narration ou l’illustration de ce qui s’y passe mais de devenir l’histoire afin de la pénétrer pour qu’elle fasse partie de nous ».
L’imagerie narrative de Mu Pan mêle le fantastique, le merveilleux, l’étrange tout en étant iconique et emplie de références mythologiques, politiques et historiques comme on peut le percevoir dans son « Heavenly Book of China ». Ou encore dans son dessin « Crazy Horse » qui prend pour héros le chef Sioux qui combattit contre les envahisseurs américains. Mu Pan concrétise le sens figuré du nom du chef le représentant en centaure (mi-homme, mi-cheval) pris d’une folie guerrière tout en le mythifiant par le caractère fabuleux de cette créature. Muni d’un brassard Superman, « Crazy Horse » va au combat invoquant la mémoire des morts et les esprits de la nature. En second plan, les présidents du mont Rushmore pleurent de sang, symbolisant sans doute la profanation par les pionniers de ce lieu sacré pour les Sioux.
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter One
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Two
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Three
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Four
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Five
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Six
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Seven
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Eight
© Mu Pan, Heavenly Book of China, Chapter Nine
© Mu Pan, Crazy Horse, drawing on paper, 2006
« Tant que la mythologie sera vivante, l’imagerie narrative sera encore nécessaire pour le monde contemporain et la mythologie existera tant que les humains continueront à faire de l’art et à raconter des histoires » déclare Mu Pan. À travers son travail de narrateur visuel, il participe à l’élaboration d’une incarnation de l’histoire, du mythe continuant ainsi le rôle de transmission de la tradition orale.
On finira avec ces mots de l’intellectuel Mircea Eliade, spécialiste de l’histoire des mythes, qui rappelle qu’il est nécessaire de « prendre conscience de ce qui reste encore de « mythique » dans une existence moderne, et qui reste tel, justement parce que ce comportement est, lui aussi, consubstantiel à la condition humaine, en tant qu’il exprime l’angoisse devant le Temps ».