La peinture de Mireille Blanc est avant toute chose sensuelle. Elle l’est non parce que cette dimension de son travail est plus importante que les autres, mais parce qu’elle vient en premier. La peinture y est toujours joyeusement grasse; elle est faite d’élans et de retenues, de glissades dans la boue, de dérapages et d’éclaboussures, de mille étonnantes aspérités souvent – il faut le préciser – chirurgicales. Quel que soit l’angle selon lequel on les observe ces tableaux ne parlent que d’expérience sensuelle. Ce regard tactile fait si bien monde que l’on peut aisément dire qu’il est le sujet de toutes les peintures de l’artiste. Or ce n’est pas tout. Cette peinture est faite image autant qu’elle procède d’images : il n’y a à son propos rien d’autre que la planéité abyssale des surfaces confondues, nul espace, nulle narration, ni vraiment d’anecdote et encore moins d’allégorie, juste des images. Contrairement à ce que l’on a pu en dire il n’y a ici aucune illusion. Jamais Mireille Blanc ne triche ou ne joue pour faire croire; l’élaboration de ses tableaux est une suite de choix dont les enjeux sont autant ceux du plaisir du regard que ceux de la composition. C’est parce que l’artiste regarde les images pour leur potentiel d’image, qu’elle les scrute pour ce qu’elles sont autant que pour ce qu’elles montrent que ses tableaux semblent étrangement dévoiler le monde: mais le monde est étrange et le monde des images l’est encore plus. Ainsi, lorsque l’on prolonge l’observation de ces tableaux on finit par comprendre que les images sont l’objet même de la peinture de Mireille Blanc. Tout le paradoxe de cette œuvre tient alors à ce que ce soit par sa dimension haptique que l’image apparaît et que réciproquement ce soit par sa dimension iconographique que la peinture prend corps.
Pour dire les choses plus simplement, Mireille Blanc peint des photographies, des cartes postales, des détails choisis et découpés, photographiés, re-photographiés, recadrés, accumulant à chaque fois les incidences qui transforment la matrice de l’image et, in fine, les conditions de sa lecture. Elle les peint, mais avec la pleine conscience que son geste est lui-même une dernière incidence, une incidence tellement charnelle que ce faisant elle en exacerbe la surface. Or par cette dernière mutation la matérialité des images se trouve comme irritée par l’action du pinceau et le satin de l’image se couvre d’accidents. Selon les œuvres, une grande variété de textures plus ou moins purulentes et filandreuses, parcourues de plus ou moins nombreuses crevasses et de ravines, parfois sèches et parfois lisses, donnent aux tableaux un aspect profondément eczémateux.
Là, l’image ressemble aux bruits émis lorsque l’on ôte son pansement à une plaie, une plaie bien fraiche, pas encore cicatrisée: l’image se fait corps. La richesse des œuvres de Mireille Blanc tient à cette dialectique entre l’image et le corps. Sa particularité étant qu’elle se fait non par le truchement de la représentation d’une tierce partie, mais par la représentation de l’image par l’image elle-même. Quelle est la différence entre une trace et un souvenir? Ce que les sens et la mémoire perçoivent, les réminiscences du monde extérieur et celles de notre for intérieur les superposent et souvent les confondent. Les unes font le lit des autres à la manière floue des estuaires qui se rassemblent et se désassemblent en de larges sillons au gré des accumulations et des dépôts que les hasards et les courants ont accumulés. Ce que l’on y voit passer a parfois l’allure d’objets clairement identifiés, mais souvent, trop lointains, ils ne ressemblent qu’à des chapeaux surmontant une silhouette. Dans tous les cas, tous sont réels. Certains le sont parce qu’ils sont présents, d’autres parce qu’ils sont des mirages. Une fois passés ils sont oubliés. Une autre catégorie d’objets, plus intéressante, est celle formée par les sables qui sont à la fois le lit où passe le courant et ce que le courant charrie avec lui. Ce n’est généralement qu’à la toute dernière minute que l’on se rend compte que ce que l’on croyait être un tronc à la dérive tranquille se trouve être un banc parfaitement immobile. Le fait est que contrairement aux apparences nous sommes nous-mêmes en mouvement. Sur les plages de sables limoneux de la mémoire se déposent, tantôt un objet, une trace, tantôt celui qui croit les regarder.
Il en va de même pour le regard sur la peinture de Mireille Blanc: la mémoire se confond avec les traces de la mémoire, l’image avec les traces de l’image. C’est entre autres pour cela que le regard de l’observateur face à un tableau de l’artiste, plutôt que de se laisser porter par le courant, s’échoue sur le premier objet venu.
Par exemple, « Combi » petit tableau de 28×40 cm peint en 2018 représente frontalement la poitrine, les épaules et les bras d’une personne habillée d’une « combi » multicolore, vermillon, pâle orangé, turquoise, vert foncé et jaune. Le fond est inexistant tant le cadrage est serré. Chacun aura son idée, mais à vrai dire l’image du ski s’impose rapidement.
Immédiatement apparaît une anecdote propre à l’observateur, un souvenir, une projection, peut-être même la simple persistance d’une image publicitaire restée à bégayer dix ou quinze ans après la disparition dudit spot publicitaire. À vrai dire cela n’a pas d’importance, Mireille Blanc a certainement sa propre idée sur la question, le tableau lui s’en contrefiche, d’ailleurs à bien y regarder on se rend compte que le col de la combinaison s’ouvre sur un cou non protégé, étrange. À ceux qui n’ont pas beaucoup fréquenté les sports d’hiver on peut proposer d’autres entrées. En voilà une; le satin du tissu et ses amples plis transversaux tout mous donnent à la stature un air de lassitude que l’on accorde assez bien avec la rondeur basse de la forme des épaules. Cet ennui – l’ennui de la pause obligatoire en bas des pistes face à l’objectif des parents – est parfaitement archétypal. Mais si cela se trouve le visage, s’il existait, montrerait de la joie et de l’entrain. Or comme il n’est pas là pour infléchir notre regard c’est la mollesse qui prime. Celui qui n’a pas ou peu connu les pistes de ski y verra, si à contrario il a fréquenté les salles du musée du Louvre, la posture du « Gilles » d’Antoine Watteau: dans ce détail tout le face-à-face un peu vain campé dans le chef-d’œuvre est réactualisé.
Voilà comment tout à l’étude de la matière picturale du tableau et des quelques signes qu’il porte on se retrouve à jouer un jeu de Memory avec ses propres souvenirs alors que l’objet de ce tableau n’est autre que ce cadrage et ces proportions, et que le sujet de ce tableau s’avère quant à lui être la jonction entre le fouillé et le glissé du pinceau dans les zones de rouges.