Un entretien Boum! Bang!
Peintre américaine née en 1976, Mequitta Ahuja fait de son corps le sujet principal de ses toiles. Née d’une mère noire américaine et d’un père indien originaire de New Delhi, l’artiste aborde frontalement les questions liées à ses origines. Femme, noire, hétérosexuelle: Mequitta Ahuja interroge les catégories auxquelles on serait tenter de la confiner, pour mieux les faire voler en éclat. Une réflexion sur l’identité et la représentation de soi, qui passe par une mise en scène sans concession de son propre corps.
La peinture et le collage, la base de sa technique, sont un moyen de s’approprier sa propre histoire. Ses peintures baignent dans un univers coloré et onirique qui les élève au rang du mythe, à mi-chemin entre l’Inde et l’Amérique. Le discours de Mequitta Ahuja sur ses oeuvres est d’emblée très réfléchi, chaque mot étant soigneusement choisi pour rendre compte de son travail au plus près de ses intentions. Cette maîtrise n’enlève rien à la sensualité et à la spontanéité de son oeuvre.
BB!: Qu’est-ce qui t’as poussé à devenir peintre?
Mequitta Ahuja: Que ce soit dans mon éducation ou dans ma carrière, j’ai essayé de garder les aspects de l’art qui m’ont poussé à devenir artiste. J’ai toujours été intéressée par la figure humaine comme thème principal. La peinture et le dessin ont toujours été mes médium de choix. Quand j’étais petite, j’adorais toutes les activités liées au travail du papier. J’ai voulu devenir artiste à cause de mon goût pour ces activités et les images que j’en tirais. Même si certains aspects de mon travail, le caractère imagé, l’expressivité et le côté pictural, ne sont pas ceux qui prévalent en peinture aujourd’hui. C’est important pour moi de rester concentrée. C’est une manière de contribuer à la peinture d’aujourd’hui, et d’explorer les sujets et les techniques que je trouve les plus intéressants.
BB!: Tes peintures ont une dimension autobiographique évidente, c’est ce qui les rend aussi marquantes…
Mequitta Ahuja: Dans mes peintures, je construis un univers auquel mon personnage appartient pleinement et dans lequel elle peut agir. À travers mes techniques de collage, peinture et dessin, j’intègre visuellement le sujet avec la surface. Les deux sont faits de la même substance. L’un et l’autre sont tissés ensemble et chacun marque l’autre de son empreinte. En tant que personne avec un héritage ethnique métissé, je n’entre pas facilement dans les catégories de race ou de culture. Dans mon travail artistique, je suis capable de construire un monde dans lequel je me représente selon mes propres termes.
BB!: Tu te représentes souvent dans une nudité complète, en dévoilant ton corps de façon réaliste, sans souci des canons de beauté en vigueur…
Mequitta Ahuja: J’essaie en permanence de nouvelles façons de représenter la figure humaine. J’ai recours à la figuration qui est à la fois une représentation fidèle et trompeuse de la réalité. Je me concentre sur la forme, la position et le rapport entre le sujet et le fond. Le fait de me prendre comme sujet de ma peinture est une manière de prendre possession de moi-même. Je vois mon travail comme la construction d’un monde. Mon sujet évolue dans un monde auquel elle appartient pleinement. Elle est à la fois sujet et créatrice du monde dans lequel elle évolue.
BB!: Ton travail a évolué ces dernières années vers des oeuvres colorées, à mi-chemin entre la peinture et le collage. Est-ce que tu peux nous en dire plus sur le choix de cette technique?
Mequitta Ahuja: Pour la partie collage, je commence avec une feuille blanche. Je donne une empreinte et une couleur à ce papier en utilisant des techniques d’impression. Puis je déchire ces papiers et je les réassemble. La surface ainsi obtenue me sert de base pour dessiner. J’ai mis au point cette technique pour que mon travail donne l’impression d’une addition d’empreintes et de couleurs. C’est aussi une manière d’introduire le hasard dans mon travail. Comme la surface de départ est pleine de motifs colorés, dessiner dessus implique de fondre ce qui est déjà là dans mon univers visuel. Ce va-et-vient entre le fond sur lequel je travaille et les images que je crée à partir de là, donne du mouvement à mes peintures. Le but est de rendre indissociables visuellement le dessin et la surface.
BB!: Ton usage de la couleur est frappant. Comme par exemple quand tu te représentes en bleu dans « Rhyme Sequence – Jingle Jangle », ou dans « Autocartography III », ou même dans la série « In Back Garden ». Comment se fait le choix de tes couleurs?
Mequitta Ahuja: J’ai tendance à utiliser des couleurs fortes, le plus souvent crues. Je donne à chaque objet une couleur propre, puis j’introduis une variation à travers l’empreinte, la texture et le motif. Les couleurs saturées de la peinture indienne sont une source d’influence. Les personnages marrons de « Rhyme Sequence: Wiggle Waggle », ceux de la série « In Back Garden », de « Autocartography » et d’autres oeuvres, sont influencés par ceux que l’on trouve dans les grottes d’Ajanta et sur les peintures murales de Bonampak. J’ai commencé à faire des personnages bleus dans la série «Dream Sequence », dans lequel j’introduisais un double rêvé de mon sujet. Dans ce contexte, le bleu est devenu une couleur surnaturelle dans mon travail. Dans la série « Rhyme Sequence », le paysage est parsemé de tâches bleu vif. Cette couleur introduit une idée de transformation dans l’univers du tableau.
BB!: Certaines toiles de la série « In Back Garden » font penser à Matisse ou à Ingres, est-ce que tu es d’accord avec ces influences? Quelles sont tes autres influences?
Mequitta Ahuja: Dans la série « In Back Garden », je voulais réduire l’aspect mythologique de mon travail, faire un autoportrait assumé tout en gardant l’influence de la peinture indienne. L’école de peinture de Basohli a été ma première source d’influence pour cette série. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’usage du rouge vif, la ligne d’horizon surélevée et l’étroite bande de ciel. J’avais aussi en tête « Under the Horse-Chestnut Tree » de Mary Cassatt, et « La dame à l’écureuil » de Hans Holbein. Ces deux oeuvres mêlent la peinture et le dessin. Dans les deux cas le sujet a un regard calme, tout en retenue, et la scène se déroule dans un cadre naturel qui semble être un reflet du monde intérieur du sujet. Dans les deux cas, l’artiste a recours a des à-plats de couleurs simples et audacieuses à la fois. Tous ces aspects se retrouvent dans ma série « In Back Garden ». En général, mes influences transcendent l’espace et le temps et incluent le folk art, les classiques de l’histoire de l’art occidental… Aussi bien que l’art non-occidental et des objets utilisés lors de cérémonies religieuses.
BB!: Tu as passé une année en résidence au Studio Museum de Harlem, en quoi cette expérience a-t-elle influencé ton oeuvre?
Mequitta Ahuja: C’était comme un rêve devenu réalité. En général mes idées viennent avant la mise en pratique. La plupart de mes idées viennent en créant. À chaque fois que je fais quelque chose, je trouve de nouvelles possibilités. J’expérimente, je regarde les livres d’art et je regarde mon propre travail en train de se faire, ou des oeuvres que je viens de terminer. Tout ça génère des idées nouvelles. J’ai toujours une série d’idées visuelles en tête que j’ai envie de mettre en pratique, de même qu’une liste de préoccupations esthétiques que j’essaie de résoudre une peinture après l’autre. En arrivant au Studio Museum, j’avais des idées que je voulais approfondir sur la figure et le paysage. Romare Bearden est une influence pour moi, spécialement en ce qui concerne la fusion du sujet avec le décor par la peinture et le collage. J’ai été ravie de faire partie de l’exposition « The Bearden Project ». Mais quand j’ai essayé de faire une oeuvre dans l’esprit de Romare Bearden, ça n’a pas marché. Ce n’est que lorsque j’ai repris mes idées à moi que j’ai pu faire une oeuvre qui valait la peine d’être montrée dans l’exposition, « Epilogue »
BB!: Quand tu parles de ton travail, tu utilises souvent des termes associés à la fabrication textile et au vêtement. Le tissu et le motif sont également des éléments importants de ton univers visuel. Quels liens fais-tu entre les deux?
Mequitta Ahuja: Quand j’étais petite, ma mère cousait et reprisait les habits de toute la famille. J’allais avec elle au magasin de tissus, et quand j’étais ado elle m’a appris à coudre. J’adore les tissus, la transformation des matériaux à l’oeuvre dans la couture et les outils utilisés pour y arriver. Le rapport entre mon travail et le textile est une conséquence directe des ces influences. J’ai commencé à utiliser l’impression indienne au tampon il y a quatre ans. J’utilise cette technique à des fins artistiques, mais elle conserve un aspect de son contexte culturel. Ce contexte devient à son tour un aspect de mon travail et sert mes intentions esthétiques et conceptuelles.
BB!: Quel sens donnes-tu au mot « Automythography », terme que tu utilises pour décrire ton travail?
Mequitta Ahuja: Les gestes, les couleurs, l’environnement et les attitudes de mes sujets ont toujours eu une dimension mythique. Mes influences sont à chercher du côté des Indiens et des Assyriens. J’insiste également beaucoup sur la représentation de mon héritage multi-ethnique. Ce terme vient englober mon héritage et l’imaginaire visuel qui en découle. « Automythography » dérive du mot « Biomythography », forgé par la poétesse Audre Lorde. À travers l’usage que Audre Lorde en a fait, le mot est devenu associé avec l’idée d’une femme en pleine possession de ses moyens, une voix féministe issue d’une position non blanche et multi-ethnique. Mon Automythography » personnelle mêle le réel et l’imaginaire, une manière de mettre en évidence l’importance de l’imagination et de l’invention dans la représentation de soi.
Le travail de Mequitta Ahuja est exposé à la Thierry Goldberg Galery à New York jusqu’au 22 décembre 2013.