Luc Lapraye construit un univers géométrique et épuré qui joue, tout en les court-circuitant, des mécanismes du marché de l’art. Privilégiant le dépouillement formel et la neutralité, ses images organisent une lecture du monde contemporain dont la clé repose sur le décryptage d’un titre unique. « Thesquaremeter » annonce le projet: le mètre carré de la toile est vendu au prix indiqué sur le tableau. Il y en a donc pour toutes les bourses de 1 Euro/m2 à 1 000 000 000 Euros/m2; et pour toutes les monnaies, du yen au dollar, de la livre sterling à l’euro. Monté en diptyque « Art&market » devient ainsi l’œuvre la plus chère de l’histoire, tandis que « Numberofzero=valueartwork? » interroge le pouvoir du zéro quand à la valeur de l’œuvre.
L’ampleur et l’efficacité de ses différents projets relève d’abord d’une stratégie overdoing de productions effrénées, et d’une rigueur constante qui n’est pas sans rappeler la tradition de l’art minimal ou conceptuel. Élaborées sur le multiple de cinq, dans une esthétique radicale – au ton noir et blanc pour la plupart –, ses œuvres déclinent un imaginaire sériel à la puissance évocatrice. Comme chez les conceptuels, la primauté de l’idée prévaut sur la réalisation, du moins est-ce l’impression qui nous est offerte. Car Luc Lapraye met en situation ses projets, rendant flou la distinction entre le vrai et le faux. Le Fake fait alors partie intégrante de son processus de création; il donne une existence virtuelle à ses œuvres telles qu’elles se déploient dans le cadre de leur conception graphique. « Impression3D », par exemple, est le projet d’une chaise qui s’élabore en cinq phases – des pieds au dossier. Clin d’œil à Joseph Kosuth, cette chaise donne l’impression d’une modélisation à l’imprimante 3D, à moins que ce ne soit la modélisation qui ne nous donne l’impression de la matière.
Si l’œuvre est profuse et se décline sous différentes thématiques ancestrales, de la mort au sexe, de l’argent aux religions, le discours est invariant. Il dénonce, tout en les faisant siennes, les stratégies d’appropriation de l’art et du marché. Si tout se vend et tout s’achète, si la valeur tient au nombre de zéro, la vérité du monde se trouve alors dans cette imposture, que le postmodernisme n’aura eu de cesse de penser à travers le pastiche, la parodie ou la citation. Par l’acte d’appropriation sont interrogés les problèmes fondamentaux du monde de l’art que sont la reproductibilité, l’authenticité, la propriété intellectuelle, l’espace institutionnel, le marché, l’histoire, etc. Luc Lapraye copie consciemment, avec une réflexion stratégique, mais surtout spécule, au sens où, à l’image des traders en bourse, il anticipe une conjoncture, invente des scénarii fictifs, comme ces vues d’exposition ou la création de « The Ekaf Gallery » (l’anagramme de Fake Gallery) située au n°5 de la cinquième avenue à New York.
Or la spéculation est également, dans son origine latine, l’observation, ce qui est mis en miroir. Dans la série « 1000/1000 », les œuvres des plus grands peintres sont agencées, telle une sérigraphie d’Andy Warhol, dans des formats carrés 5×5. L’image démultipliée des maîtres est en négatif, à la fois inversée comme un reflet, et traduite en noir et blanc, comme une photocopie. De telle sorte qu’elles paraissent fractalisées, dupliquées à l’infini, soumises à un principe de répétition qui annule autant l’original que la copie, l’archive institutionnalisé. Dans « Afterdeath », c’est la photographie « Mother » de Maurizio Cattelan qui est revisitée, tandis que « Dandelion » rejoue aussi bien le ready-made « Bicycle Wheel » de Marcel Duchamp que l’installation « Forever Bicycles » de Ai Weiwei. Sa démarche traverse et recycle l’histoire de l’art, la déploie jusqu’à son éclatement tel le « dent de Lion », ce pissenlit dont les capitules s’envolent et sèment à tout vent.
La portée subversive de son travail s’accompagne enfin d’un engagement politique toujours tenu à distance, à l’instar de la série « 72 virgins » qui détourne la légende selon laquelle les terroristes kamikazes auraient droit, après leur mort, de déflorer 72 vierges en compensations de leur loyauté. Or ces vierges, empruntées à l’iconographie chrétienne, moulées dans du plastique et innocemment posées sur un socle, se révèlent en définitive des plug anaux, dont on devine sans mal la fin escomptée.
Avec humour et dérision, Luc Lapraye invente une véritable topographie, si ce n’est une typographie de l’art. Traduite dans un vocabulaire à l’esthétique ingénériale et truffée de références à notre héritage judéo-chrétien, son œuvre est un défi lancé aux générations passées et à venir.