Il y a six ans, j’ai découvert le travail de Laurence De Leersnyder au détour d’une promenade dans le parc du campus d’HEC, à Jouy-en-Josas, où l’artiste était alors en résidence. Je l’ai rencontrée en mai dernier à l’occasion d’Hors d’œuvres #9, un parcours artistique organisé par L’Espace d’art contemporain Camille Lambert dans treize jardins de l’Essonne.
Six ans séparent ces deux projets, ces deux rencontres, qui semblent liées par un même fil conducteur. En 2014, pour L’envers du vide, Laurence De Leersnyder avait moulé la grotte artificielle du parc du campus, créant un ensemble de trois sculptures aux formes étranges, à l’aspect à la fois artificiel et organique. Quelques années plus tard, elle présente dans un jardin, à l’instar d’un herbier, des plaques de béton relevant l’empreinte de feuillages. En séchant, la matière grise a emprisonné quelques fragments végétaux de ces « mauvaises herbes », comme l’élastomère avait pu capturer les aspérités de la pierre meulière quelques années plus tôt, révélant un peu plus toute la matérialité de ces objets dont l’œuvre finie ne dévoile que la forme, les contours.
Rencontre avec celle qui se passionne pour l’empreinte et le mystérieux vide, l’intrigante absence qu’elle suppose…
Propos recueillis par Anne Cuzon.
B!B! : Pour commencer, peux-tu nous parler de tes inspirations ? On sent dans ton travail l’influence de courants tels que le Land Art ou l’Arte povera, notamment dans le rapport que tu entretiens avec la nature et l’emploi de matériaux « bruts »…
L.D.L. : Pour l’Arte povera, effectivement. Pour le Land Art, c’est un courant dont on me parle souvent et auquel je ne me rattache pas vraiment, à part peut-être dans l’utilisation de matériaux qui peuvent être issus de la nature. La pensée du Land Art est de s’inscrire dans un paysage de manière systématique, de faire corps avec la nature. Lorsque je me suis inscrite dans un paysage, par exemple avec Perspective de fuite à l’anglaise, projet mené dans le parc du Thabor à Rennes, en 2017, j’avais plutôt l’idée de créer un double jeu entre l’artefact, c’est-à-dire l’objet artistique, et le paysage, lui-même déjà construit.
B!B! : Certaines de tes œuvres, telles que les Colonnes de terre, présentées l’année dernière au 63e Salon de Montrouge, sont vouées à évoluer dans le temps. Es-tu également influencée par le mouvement Anti-Form ?
L.D.L. : Effectivement, je me rattache aussi à l’Anti-Form, dans la recherche de l’organique et du hasard, dans la manière dont l’aléatoire des processus peut intervenir dans l’élaboration de mes œuvres.
B!B! : En tant que sculpteur, et compte-tenu de la place que tu laisses au hasard dans tes créations, quels sont tes matériaux et techniques de prédilection ? Quelle importance accordes-tu au geste, à la matière ?
L.D.L. : Je choisis généralement mes matériaux pour leurs qualités physiques. J’aime particulièrement les matières qui se coulent, se répandent, qui prennent leur propre vie. Les matériaux liés à la prise d’empreinte tels que le plâtre, le ciment, les résines et les élastomères reviennent de manière récurrente dans mon travail.
J’ai aussi pu utiliser la cire, notamment en 2016, à l’occasion du projet du Prix Maïf pour la sculpture, dans le cadre duquel j’ai eu l’idée de donner forme à la cire en la jetant dans l’eau. C’est une matière qui se recycle indéfiniment et se manie comme on le souhaite, ce qui s’inscrit parfaitement dans ma pratique empirique.
Le métal, à l’inverse, est un matériau que je n’utilise quasiment jamais, notamment parce que je pense qu’il laisse très peu de place au hasard, à une pratique processuelle. Je peux l’utiliser éventuellement pour un socle, comme je peux employer le bois pour faire des coffrages.
B!B! : Tu te passionnes pour l’empreinte, notamment par le biais du moulage. Peux-tu nous parler de cet aspect de ta démarche ?
L.D.L. : L’empreinte me fascine par les questionnements et mystères qu’elle soulève. Elle évoque la dualité formelle entre le plein et le vide, l’intérieur et l’extérieur, notion sur laquelle j’ai beaucoup travaillé, et qui s’est peu à peu muée en une dualité plus poétique, plus philosophique, entre la présence et l’absence.
B!B! : Il y aussi dans ton travail une volonté de lier les œuvres à leur environnement, à leur contexte de création. C’est le cas notamment du projet que tu as mené en 2017 à l’H du Siège, à Valenciennes, où l’utilisation du charbon faisait directement écho au passé industriel de la ville…
L.D.L. : Effectivement, d’une manière assez évidente, je suis partie sur le thème du charbon. Au tout début de la résidence, à l’occasion des portes ouvertes des ateliers, j’ai pu échanger avec les Valenciennois. J’ai alors compris que l’histoire minière était intrinsèquement liée à l’histoire de la ville et à l’histoire personnelle de chaque habitant, et qu’en travaillant cette matière sous la forme de traces et d’empreintes, j’interpellais la mémoire collective.
B!B! : Cette même année, comme évoqué plus tôt, tu as réalisé Perspective de fuite à l’anglaise dans le parc du Thabor à Rennes, un travail sensiblement différent qui trouve une suite dans deux projets menés en 2018…
L.D.L. : En effet, c’est un travail assez différent, plus conceptuel que ce que j’ai pu faire auparavant, qui liait la géométrie du jardin à la française à la fantaisie du jardin à l’anglaise, avec des pièces interpelant l’imaginaire des passants.
L’année dernière, au Centre d’art contemporain Les Tanneries, à Amilly, j’ai proposé une installation faisant en quelque sorte suite à Perspective de fuites à l’anglaise, intitulée Poly-mer. Dans la salle de la Grande Halle, lieu de 1500m2 tout en longueur, où se passait anciennement le tannage des peaux, j’ai suspendu tout du long, du sol au plafond, de grandes bâches, donnant l’impression d’un envol. Encore une fois, j’avais cette volonté de m’inscrire dans l’architecture, de rappeler le passé du site, les bâches évoquant en quelque sorte les peaux, très souvent suspendues pour être séchées.
Pour l’exposition collective Formes d’histoires, une nouvelle fois aux Tanneries, j’ai essayé de relever la mémoire du lieu avec de l’élastomère. J’ai créé la pièce Ce qui continue à partir d’empreintes des pans de murs ayant conservé les strates du passé de cette ancienne tannerie réhabilitée. Je l’ai installée dans les escaliers qui permettaient d’accéder aux salles d’expositions, sorte de lieu de passage, de non-lieu.
B!B! : En parallèle de ton travail d’artiste, tu mènes des projets avec des écoles et donne des cours de sculpture. Quels aspects de ta démarche souhaites-tu transmettre à tes élèves ?
L.D.L. : Avec les enfants, ce que j’ai vraiment envie de transmettre est le goût de la matière. Mélanger, toucher, apprécier les textures, la qualité des surfaces. Lors de mes cours, je souhaite transmettre à mes élèves cet aspect de l’expérimentation. Pour créer une œuvre, il faut accepter, à un moment donné, que la matière n’est pas uniquement ce qui va servir à concrétiser l’idée, mais qu’elle est aussi l’idée. Elle permet d’exprimer une émotion, donc il faut l’observer, la regarder, et ne pas rester figé dans son projet. Le monde s’appréhende par le corps, le toucher, et pas seulement par la tête.
Expositions en cours :
De rendez-vous en rendez-vous
Galerie du Haut-Pavé (Paris 5e)
Du 10 au 21 septembre 2019
Some of Us, an overview on the French Art Scene
Kunstwerk Carlshütte, Büdelsdorf, Allemagne
Du 1er juin au 13 octobre 2019
Exposition à venir :
PARTCours 2020, Parc de Woluwe, Bruxelles, Belgique
Printemps 2020