Les toiles du peintre américain Kehinde Wiley sont immédiatement reconnaissables. Au centre d’un entrelacement foisonnant de motifs d’inspiration africaine ou orientale, un ou plusieurs hommes posent. Le regard pointé vers nous, leurs corps semblent anormalement animés par un certain maniérisme. Pourquoi? Tout simplement parce que ce peintre puise son inspiration dans les portraits de nobles et de têtes couronnées tant à la mode en Europe à la Renaissance. Il demande à ses modèles d’en reproduire les poses mêlant force et fierté. Il fait ensuite de ces anonymes les héros charismatiques de ses toiles, en allant jusqu’à baptiser celles-ci avec le nom de l’œuvre ayant été copiée. Nullement complexé par cette forme d’emprunt, Kehinde Wiley en a même fait une systématique donnant à ses tableaux cette signature visuelle si particulière.
Né en 1977 à Los Angeles d’un père Nigérian et d’une mère afro-américaine, Kehinde Wiley travaille aujourd’hui entre New-York et Pékin après avoir été diplômé de la Yale University School of Art en 2001. Ingres, Memling, Rubens, Van Dyck, David… Les maîtres dont il a reproduit les œuvres dans les musées pendant ses études l’accompagnent encore aujourd’hui et sont même à l’origine de ses toiles. Des portraits qu’ils ont exécutés, il conserve les poses élégantes ou plus dramatiques et les réinterprète en remplaçant leur sujet par des jeunes hommes que le peintre caste dans les rues de Harlem.
Kehinde Wiley, François Bertin, 2012, oil on canvas, 72 x 60 inches © Kehinde Wiley
Jean Auguste Dominique Ingres, Portrait de monsieur Bertin, 1832, huile sur toile, 116 x 96 cm
À gauche, Kehinde Wiley, Monsieur Seriziat, 2012, oil on canvas, 84 x 70 inches © Kehinde Wiley. À droite, Jacques-Louis David, Portrait de Pierre Sériziat,1795, huile sur bois, 129 x 95 cm
À gauche, Kehinde Wiley, Penitent Mary Magdalen, 2009, oil on paper, 84 x 55 inches © Kehinde Wiley. À droite, Titien, Marie Madeleine repentante, 1531, 84 × 69 cm
Kehinde Wiley, Three Graces, 2005, oil and enamel on canvas,182.9 x 423.8 cm, Hort Family Collection © Kehinde Wiley – courtesy Roberts & Tilton, Los Angeles, California
Jean-Baptiste Regnault, Les Trois Grâces, 1797-1798, huile sur toile, 204 x 153 cm
En 2006, il décide de monter une équipe et de créer un projet de plus grande envergure, baptisé « The World Stage ». Il le décrit comme une sorte de voyage à la portée à la fois sociale, économique, politique et pendant lequel il poursuit son exploration des cultures qui font le monde. Celui-ci se déroule donc dans plusieurs pays, de l’Inde à la Chine en passant par le Brésil permettant à l’artiste d’explorer l’utilisation de modèles et de motifs différents.
Dans le cadre d’une exposition chez son galeriste français Daniel Templon, il décide également de partir à la découverte de plusieurs pays d’Afrique ayant un lien avec la France comme le Maroc, la Tunisie, le Gabon, le Congo et le Cameron. Une fois sur place, son équipe part à la rencontre de groupes d’adolescents et tente de les convaincre de prendre la pose, ce qui n’est pas sans causer certains problèmes tant notre rapport à l’image est différent selon notre culture. Dans des studios improvisés, les jeunes participants se prêtent au jeu puis sont sélectionnés pour servir de point de départ aux toiles de l’artiste. Celui-ci souligne d’ailleurs que ce principe de casting pousse ces modèles d’un jour, face à la concurrence, à exprimer d’une façon plus appuyée leur beauté, leur virilité, leur grâce ce qui, toujours selon lui, se ressent dans les toiles. Ce dispositif est complété par l’achat de nombreux tissus traditionnels et autres tapis dont les motifs seront eux aussi copiés et placés à la fois en premier et en arrière plan.
Kehinde Wiley, The Chancellor Seguier on Horseback, 2005, oil and enamel on canvas, 108 x 72 inches © Kehinde Wiley
Charles Le Brun, Le Chancelier Séguier, chancelier de France, 1660, huile sur toile, 295 x 357 cm
À gauche, Kehinde Wiley, Le Roi à la chasse, 2006, oil on canvas, 96 x 72 inches © Kehinde Wiley. À droite, Antoine Van Dyck, Le Roi à la Chasse, 1635, 272 x 212 cm
À gauche, Kehinde Wiley, The Lamentation Over the Dead Christ, 2008, oil on canvas, 131 x 112 inches © Kehinde Wiley. À droite, Andrea Mantegna, Lamentation sur le Christ mort, tempera sur bois, vers 1480-1490, 68 x 81 cm
Pour certaines de ses séries, l’artiste va même encore plus loin en offrant à ses toiles des cadres baroques, contrastant avec les tenues streetwear (maillots de football, t-shirt hip-hop…) ou traditionnelles (costumes en wax, djellabas…) de ses jeunes modèles. Plus récemment, Kehinde Wiley s’est également inspiré de posters de propagande chinois et a donné comme titre aux tableaux résultant de ce travail la légende illustrant l’image originale. Il a aussi intégré des femmes dans son répertoire en leur demandant d’exécuter, comme il en a l’habitude, des poses inspirées de célèbres toiles du 18ème et du 19ème siècle, souvent commandées par les familles bourgeoises pour décorer leurs demeures. C’est ainsi qu’il nous livre sa version de la célèbre Madame Récamier peinte en 1800 par Jacques-Louis David ou de Judith tenant dans sa main la tête d’Holopherne, certainement inspirée du Caravage ou de Lucas Cranach l’Ancien.
Cette sorte de superposition où s’entremêlent arts décoratifs, religion et culture urbaine permet à l’artiste d’étudier différentes représentations du pouvoir et de mettre en avant la façon dont celui-ci peut être fabriqué artificiellement par un peintre. Ce travail lui donne également l’occasion d’écrire une nouvelle Histoire où les sujets blancs ne sont plus dominants. Il corrige ce qui selon lui est sûrement une injustice en donnant une importance toute particulière à ces inconnus. Il les élève même au rang de « grands hommes » en leur faisant interpréter une version moderne d’un saint ou d’un roi et en les parant d’accessoires eux aussi inspirés de ceux utilisés dans la peinture classique riche de symboles. Il amplifie ainsi leur aura frôlant même parfois une certaine forme de mysticisme. Les hommes de Kehinde Wiley semblent ainsi dotés d’une force fantastique ou de pouvoirs magiques.