Jules Baudrillart a pensé: inviter auteur.e, poète, artiste à regarder son travail en mots. Un écrit qui chercherait l’autre du commentaire, l’autre de l’information, le tellement autre de l’illustration. Commissaire indépendante, Lena Peyrard est première et vient, avec Téléportation, entamer la série souhaitée par le sculpteur. Adressant « Archéologies, réanimer les ruines » (2018-2020), où la sculpture est translation de rebuts collectés dans la ville, refonte, nomenclature sacrée des archéologues, Lena choisit le poème, le décalage de la fiction, seule à même de nous amener dans l’après de la fin, pour chercher dans le temps un souvenir du futur au présent.



L’odeur du soufre. Sa puanteur.
Moiteur, qui colle et recouvre chaque centimètre de mon enveloppe.
D’aussi loin que seul le vent peuple désormais les rues désertes de la ville orpheline,
je me souviens de cette odeur.

Celle de la nouvelle ère. Celle après les derniers Hommes.

L’irrespirable. Noirceur aussi. Partout. Obscurité immobile qui tétanise le passage du temps.

sol, béton brut.

Comme moi. Je m’émiette, je m’effrite, je me perds. 

Fragments de moi qui s’échappent. Ce qu’il en reste n’est que stigmates. 
De la rue je suis et retourne.

Je suis. Un éclat de la ville, un grain de goudron, une miette d’un tout. 
Fier rebut, je suis le vague souvenir du Monde érigé. 
Je suis le témoin de son effondrement.

Jadis, origamis urbains bâtis par des esprits naïfs.
Finalement battus par le Temps.

Des os brisés partis en poussière.
Et moi gisant dans le cimetière de l’Humanité, une ruine parmi les ruines.

De la rue je suis et retourne.

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Pneu #1, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2018. © Jules Baudrillart

Je me souviens du temps des voitures sur le bitume cramé.
De ces hommes et ces femmes aérodynamiques.
De la forêt impénétrable d’immeubles chromés.
Son énergie quasi électrique. J’observais, anonyme et oublié.
J’étais un déserteur se fondant dans la silhouette anguleuse des géants de pierre.

Désormais, contours flous d’une ville fantôme. Ou ce qu’il en reste. 
Puanteur du soufre. 

Et le vent qui ratisse la caillasse sur le macadam craquelé. 
Et la pluie qui s’insinue dans chaque interstice des façades malades. 

Une nouvelle ère a éclos, où le fer, où la pierre et la terre sont les insolentes reliques
de la mémoire des mortels.

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Pavé #3, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2018. © Jules Baudrillart

Je me souviens quand pour la première fois
tu m’as observé. Stopper net la frénésie,
s’arrêter là comme ça en plein milieu du trottoir et me regarder non pas comme le rien que je suis mais comme le trésor dont tu m’habilles. Téléportation. Atelier. La collection. Manipulation. D’oublié, désormais sublimé.
Je suis une belle âme sculptée dans le béton. 

Et dans la crasse je suis revenu. De retour dans la rue. 

Des rues abandonnées là où Ils et Elles ont échoué. 
Des rues blessées, désertées. Au peuple étranger de pierre et de goudron. 

Mes frères, seuls et révoltés. Il n’y a que nous pour porter l’empreinte des siècles
passés avant que les derniers d’entre eux ne soient balayés par le vent de l’apocalypse. 

Et la puanteur. Et les vapeurs. 
Et le soufre de la rue d’où je suis et retourne.

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Enjoliveur #1, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2019. © Jules Baudrillart

Je me souviens du froissement du papier contre moi.
Tu me travestis de motifs qui dessinent à ma surface un paysage intemporel.
Une étoffe d’un autre âge.
Un mouvement figé. Depuis l’Asphalte, me voici maintenant Apollon. Téléportation.
Fragment antique, fragment d’aujourd’hui.
Fragment d’histoire.
Je suis une belle âme drapée dans le béton.
On me regarde, on m’adore.
Entre les quatre murs  aseptisés qui m’isolent de la noirceur de mes pairs.
Plus tout à fait moi, pas encore un autre. 

Du macadam, à l’antre de l’artiste, aux murs blancs, à la fin de tout,
jusqu’à la poussière de la rue. 

Où me voilà revenu. 

Le silence assourdissant du rien flotte autour de moi dans les avenues
vides mais pas tout à fait désertes où nous autres, la mémoire humanoïde,
portons le geste de ceux qui nous ont façonnés.

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Brique #1, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2018. © Jules Baudrillart
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Pavé #4, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2018. © Jules Baudrillart
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Pavé #2, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2018. © Jules Baudrillart
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Shaped canvas – Nicolas, issue de la série « Archéologies, Réanimer les ruines », 2019. © Jules Baudrillart
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Vue de l’exposition « Schuss » (2019), La Vallée, Bruxelles. © Jules Baudrillart