Des photographies de John Batho émanent une douce lumière, un raffinement des couleurs et des textures, qui laissent rarement indifférents. Tout au long de sa carrière, ce grand photographe français n’a en effet cessé de travailler la photographie au corps, ou plutôt à l’optique, en développant une recherche théorique et esthétique du mouvement – que ce soit celui de la lumière, mais aussi celui du temps ensuite – et minimale, revenant en cela à la pureté et aux fondamentaux de l’art photographique. Le résultat est saisissant, l’abstraction minimale et parfois quasi scientifique s’incarne au plus près des objets et des êtres, de leurs reliefs et de leurs profondeurs concrètes.
© Wassily Kandinsky, Étude de couleurs. Carrés avec cercles concentriques, 50 x 70 cm (1913), Städtische Galerie, Munich.
© Josef Albers, Colour Study for a Variant.
John Batho est né en Normandie en 1939. Il débute la photographie au début des années 1960 en utilisant des films couleurs, une pratique encore peu courante à l’époque, étant souvent réservée à des fins commerciales. Cette passion pour la couleur et pour sa vivacité lumineuse, condition même du visible et phénomène optique par excellence, ne l’abandonnera jamais et revêt dans les années 1960 le caractère d’un engagement iconoclaste, d’une profession de foi provocatrice: « la photographie en couleur n’était pas exposée par les galeries à cette époque, j’ai pensé que c’était un défi à relever ». Vers 1968, John Batho se met à fréquenter le Paris des grands photographes (Robert Doisneau, Willy Ronis ou encore Édouard Boubat, tournés essentiellement vers le noir et blanc), mais se rapproche aussi par sa pratique des grands coloristes américains (comme l’écrivait Newsweek en 1976, « la couleur a toujours été l’invitée indésirable de la photographie »: la même année, deux expositions au Museum of Modern Art de New York portant sur les œuvres de William Eggleston et de Stephen Shore faisaient date en faveur de la reconnaissance de la photographie couleur dans les arts) et italiens (comme Franco Fontana et ses champs multicolores). En 1977, l’obtention du prix Kodak, destiné aux photographes utilisant la couleur, constitue un tournant dans sa carrière qui est alors véritablement lancée. Il est représenté dès 1978 par la célèbre Galerie Zabriskie à Paris et à New-York. Suivent alors de nombreuses expositions à travers le monde et, plus récemment, deux grandes rétrospectives en France, en 2008 au Musée des Beaux-Arts de Dijon, puis en 2009 à la Bibliothèque Nationale de France à Paris. En parallèle, cette pratique photographique, intimement liée à la science et la théorie, se concrétise par une carrière universitaire: après être chargé de cours de 1983 à 1990 à l’Université de Paris VIII dans le département des Arts Plastiques, il est jusqu’en 2001 professeur à l’École Nationale des Beaux-Arts de Dijon, ville où il réside toujours actuellement.
© John Batho, Parasols.
© John Batho, Parasols.
© John Batho, Parasols.
© John Batho, Parasols.
© John Batho, Parasols.
Les premiers travaux photographiques réalisés dans les années 1960 témoignent de cet enracinement dans la couleur, en tant qu’elle représente le dépôt, la conséquence, du flux de la lumière sur la matière, en tant qu’elle résulte d’un processus optique qui révèle la profonde identité et matérialité des objets. « Je voulais savoir ce que la photographie pouvait avoir à dire au sujet de la couleur. La couleur, dépendante de la lumière, est un sujet en soi. Je me suis posé la question de l’éclairement, cherchant le meilleur placement pour capter la lumière qui fait retour de l’objet vers l’appareil, afin de l’inscrire finement, de matérialiser la couleur de façon satisfaisante ». Ces photographies se caractérisent par une véritable explosion de la couleur, faisant violemment contraste avec les grands travaux en noirs et blancs de l’époque, mais aussi avec la sobriété du fond, de l’arrière-plan. Les choix de l’objet mais aussi celui de lieu sont, à cet égard, révélateurs. Les couleurs vives des Sixties et des Seventies apparaissent dans leur plus simple appareil, non édulcorées, et dialoguent en cela avec les recherches subversives du pop art: la série des Parasols de Deauville (1977-2004) présente le drapé et le diapré d’une théâtralisation éblouissante de la couleur en contrepoint de la sobriété d’une plage déserte; ce seront plus tard tomates ou autres sucettes qui serviront de supports à l’explosion et l’exploration de la couleur.
De là, aussi, cet attrait pour les « lieux de couleurs » selon les mots du photographe, et la prédilection pour les fêtes foraines (Manèges et Rotors, 1980-1982) : « J’ai choisi un manège en particulier, je l’ai photographié pendant trois années avant qu’il ne disparaisse, en 1983. Il était toujours placé au même endroit, à la Foire du Trône à Paris (de début mai à fin juin). Il m’a fallu faire des repérages, des successions de prises de vue, de préférence lorsqu’il était bien éclairé par le soleil, entre 15h et 17 h, le ciel en arrière plan devant être bleu, et l’attraction en marche ». Le décor et l’objet apparaissent ainsi froidement, crûment, sous la lumière et le regard.
© John Batho, Manèges.
© John Batho, Manèges.
© John Batho, Manèges.
Dans les années 1990, ce travail sur la couleur s’infléchit plus directement vers la lumière (qui la présuppose) et sur la qualité de support de la matière et des objets (qui permettent ainsi l’inscription de cette lumière sur une surface). La dialectique de l’écran devient alors très importante: l’écran est à la fois ce qui entrave la vision, mais aussi ce qui rend visible, ce qui montre et ce qui efface. La photographie n’est plus – seulement – acte social ou politique, mais avant tout esthétique, presque scientifique: la vision en ressort objective, le résultat d’une exploration en laboratoire, et l’exposition devient chirurgicale. En témoigne, par exemple, la série des Papiers lumières (1988-1992) où la lumière dénudée devient rasante et arasante en se déposant purement sur des feuilles de papier, sorte de dévoilement baroque et de dénudation du procédé photographique en tant que tel. On retrouve ici une certaine littéralité de l’expression, se matérialisant de façon privilégiée par ce primat donné au regard et à la condition même de la vision et de la description, et rejoignant des préoccupations poétiques nées dans les années 1960-1970 en Europe, sous l’influence des objectivistes américains: Valerio Magrelli (Ora serrata retinae, 1980), Emmanuel Hocquard (Conditions de lumière, 2007), Bernard Noël… De même, ainsi décrit-il sa série des Surfaces (1994-1996): « J’ai posé sur le fil de l’eau, à la surface d’un étang, un écran PVC blanc de 1m x 1m, maintenu par un dispositif invisible. Ainsi se trouvent opposées la verticalité de l’écran et l’horizontalité de l’eau. Le dispositif met en évidence des états de lumière: l’eau, comme un miroir, reflète le ciel et l’écran se teinte de la lumière qu’il reçoit en face, dans l’axe de l’appareil. Les réflexions de lumière assemblées montrent une logique colorée, une harmonie des teintes. (…) Les états de la lumière enregistrés, révèlent les variations colorées en fonction de l’heure, de l’état du ciel et de l’eau ». La photographie devient enregistrement de couleurs et des états climatiques, météorologiques ou colorimétriques d’un environnement, elle devient pure réflexion de l’espace et de l’art photographique lui-même. La simplicité et l’objectivité des titres donnés s’inscrivent dans cette même perspective: seule persiste la catégorie, titrant la série, et non plus l’individualité de chaque cliché.
© John Batho, Papiers lumières.
© John Batho, Papiers lumières.
© John Batho, Papiers lumières.
© John Batho, Surfaces.
© John Batho, Surfaces.
© John Batho, Surfaces.
Cependant, c’est peut-être moins l’objet lui-même qui l’intéresse, que le fait qu’il soit le moyen de parvenir à une certaine vision et à un dévoilement de la couleur. Ces visions colorées statiques ou dynamiques, entre plans fixes et plans animés, tendent intrinsèquement vers l’abstraction par l’insistance posée par l’objectif: l’extrême objectivité du référent, de la chose, rejoint en effet souvent l’abstraction et le mystère, une désémantisation. La concentration maximale et contrastée de la couleur dans des paysages immobiles confine à l’hypnotisme, tandis que les ballets colorés et festifs de l’univers forain glissent vers le vertige de la vision en mouvement. Si les parasols ont en eux-mêmes encore une certaine identité et matérialité pour le spectateur, John Batho s’oriente ensuite vers des objets encore moins réels, encore moins présents, afin de mieux recréer cette impression pure, cette « expérience unique de la couleur ». Les objets colorés ainsi déréalisés par la lumière et leur mise en scène se trouvent alors réduits à de pures abstractions: ainsi en est-il de ces vêtements tombés sur le sol, en un tas de couleur difficilement identifiable – ne dirait-on pas un dépôt de peinture sur la palette? – de ces papiers froissés (ayant ainsi perdu leur forme – Papiers froissés, 1987-1990) et, plus récemment, tomates monstrueuses (Tom, 2008), sucettes fondues (Lollipop, 2008), sous-vêtements entassés ou de ces sacs plastiques éventrés (Plastiques, 2010), qui se détachent sur le blanc laboratoire ou le noir bitume.
© John Batho, Papiers froissés.
© John Batho, Papiers froissés.
© John Batho, Papiers froissés.
© John Batho, Plastiques.
© John Batho, Plastiques.
© John Batho, Plastiques.
© John Batho, Délices et supplices, exposition Galerie Nicolas Silin en novembre-décembre 2011.
© John Batho, Tom.
© John Batho, Tom.
© John Batho, Lollipop.
© John Batho, Lollipop.
© John Batho, Lollipop.
© John Batho, Tom.
© John Batho, Lollipop.
La forme privilégiée du travail de John Batho et de ses expérimentations optiques est ainsi celle de la série: définir un format, un cadre, par le choix d’un seul support, puis voir les variations et jeux de lumière révélant différemment ce même support au regard. « Je photographie les Parasols depuis 1977 de façon épisodique, la dernière fois c’était en 2004. C’est un peu comme pour les bouteilles du peintre Giorgio Morandi: ce ne sont pas les bouteilles, ni les parasols qui importent, c’est le motif, qui, constamment repris, permet d’éprouver l’approche et de valider l’image que l’on fait avec ». Ce sont des expériences scientifiques et humaines, inscrites dans la vie entière, jamais véritablement commencées mais aussi jamais véritablement terminées.
© Giorgio Morandi.
© Giorgio Morandi.
© Giorgio Morandi.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, John Batho réoriente sa démarche artistique du côté moins du flux de la lumière que de celui du temps, une modalité plus intérieure, née du ressenti individuel, et marquant la transition des couleurs chaudes et vives à des couleurs ou valeurs plus intériorisées et intimes, plus ternes et méditatives. Le mouvement est envisagé ainsi dans ses traces et ruines, avec aussi la tentation d’une plus grande subjectivité. Les titres signalent cet ancrage temporel: participes passés, lexique (« instants »)… Les séries Effacés et Présents et absents, élaborées à Vilnius (Lituanie) en 1998, sont à cet égard révélatrices et constituent une véritable transition. Réalisée à partir de parois de verre recouvertes partiellement de buée, opacifiant ou libérant le passage du regard, elle joue ainsi sur la dialectique de l’écran, entre transparence et translucidité, laissant soit paraître la lumière seule soit des silhouettes et des formes. S’il y a encore cette importance de la lumière et de sa déposition sur un support, c’est implicitement le temps qui est ici questionné: les êtres qui apparaissent fugaces derrière l’écran ne sont pas que simple lumière, ou plutôt ils sont la lumière d’un passé enfoui, d’une mémoire perdue. Ainsi John Batho décrit son travail dans un entretien tenu avec Michel Poivert en 2009 : « L’hôtel étant situé dans le périmètre de l’ancien ghetto, la ville m’est apparue encore marquée par la seconde guerre mondiale. J’ai décidé d’abandonner le projet initial, me sentant appelé par ce que j’avais sous les yeux. Je me suis alors intéressé à la perte de l’identité, à l’effacement, à l’oubli, à la disparition (…). Singulièrement ce travail a fait ressurgir mon enfance marquée par l’absence de mon père, prisonnier de guerre pendant quatre ans. Devant la photographie de mon père, un grand portrait encadré et fixé au mur de la chambre, que ma mère me faisait saluer chaque soir, je me trouvais devant un étranger. À son retour mon père m’apparut bien différent: il ne ressemblait pas à son portrait. À Vilnius, j’ai photographié les personnes comme venant de la mémoire pour évoquer l’absence, la perte, l’identité défaillante ».
© John Batho, Effacés.
© John Batho, Effacés.
© John Batho, Effacés.
© John Batho, Présents et absents.
© John Batho, Présents et absents.
© John Batho, Présents et absents.
© John Batho, Présents et absents.
Les séries des Instants (2005) – où des fragments paysagers apparaissent derrière des vitres embuées où suite la moiteur de la transparence – et des Passants (2007) prolongent cette nouvelle réflexion: « Je m’intéresse en ce moment au passage du temps, à la question des effacements, à ce qui est plus précaire. Dans le travail rassemblé pour Poses et Passages, j’ai souhaité faire place au temps qui nous fait tous passants ». John Batho, réinterprétant le motif baudelairien de la passante, s’oriente ainsi de la phénoménologie de la perception vers un impressionnisme plus intériorisé et subjectif, avec la tentation peut-être de traiter la lumière et le visible comme métaphores, s’éloignant peut-être en cela de la pureté formelle de ses débuts. Les textes qui accompagnent certaines photographies prolongent de plus ces recherches esthétiques, sous un biais plutôt illustratif, avec peut-être le risque par le changement de medium de la redite et de la dilution de la force de l’image.
© John Batho, Instants.
© John Batho, Instants.
© John Batho, Instants.
© John Batho, Instants.
© John Batho, Instants.
Pour reprendre une expression de Montaigne, John Batho ne peindrait ainsi pas l’être – dans le sens de tout ce qui est et apparait au regard – mais le passage. Il ne photographie pas le visible, mais le processus même d’apparition, les conditions mêmes de la visibilité. Une tension phénoménologique qui se traduit par une pureté des couleurs et une abstraction des supports, où l’extrême précision et objectivité confine à la plus grande subjectivité et imprécision, ce qui n’est pas sans rappeler par exemple certains (nouveaux) romans de Robbe-Grillet (comme La Jalousie). Cette force esthétique, souvent spectaculaire, et cette épuration de l’art photographique laissent souvent concrètement sans voix: le regard du spectateur devient contemplatif, méditatif, et tend vers une forme d’extase silencieuse.
© Mark Rothko, Tate Gallery.
La photographie, chez John Batho, n’est ainsi pas que froide abstraction et pureté formelle, elle rejoint la simplicité du quotidien, sa trivialité, avec un humour, une légèreté et une poésie parfois savoureux (parfois présente dans les titres). Par cette danse des couleurs, elle n’est pas seulement méditative mais est aussi doucement festive, et naïve, ce qui est d’autant plus remarquable à une époque de la mélancolie et de la tragédie des images.