Johannes Kahrs est un peintre allemand né à Brême en 1965. Il vit et travaille aujourd’hui à Berlin. L’artiste a participé en 2007 à l’exposition « The painting of Modern Life » organisée par la galerie londonienne Hayward Gallery. L’exposition y fait la rétrospective d’un mouvement initié dans les années 1960, porté par des artistes comme Andy Warhol, Martin Kippenberger ou Elizabeth Peyton et consacrant l’utilisation de la photographie par la peinture, tant dans la technique que dans l’esthétique.
Johannes Kahrs inscrit dans cet élan son travail de l’image, par un jeu de retranscription picturale à partir de clichés, séquences vidéo, coupures de presse, d’archives, en utilisant la multiplicité des supports numériques contemporains. L’artiste manie différentes techniques, de la peinture à l’huile au fusain, tout en progressant dans une atmosphère nébuleuse dont l’obscurité, graphique et sensitive, s’empare de l’oeuvre. Les proportions sont variées mais imposantes pour la majorité, écho discutable au format cinématographique.
Si la pratique n’est pas nouvelle, on peut néanmoins s’interroger au delà de la puissance visuelle de son travail, sur le choix de cette transposition d’images, dont la réalité a déjà été capturée par d’autres. La présence de ces corps, entiers, interrompus, détails ou acteurs de scènes remaniées et extirpées de leur propos initial suscite une certaine fascination. Une fois reproduites, ces figures sont comme des moments brumeux de silence infinis, angoissants et lointains. Et le jeu des angles comme de la perspective amène le fond à changer avec la forme.
À travers la diversité de ses sources – policières, politiques, médiatiques, artistiques – l’artiste offre aux yeux de celui qui regarde une toute autre appréhension de ces expressions ainsi désincarnées, faisant prendre un recul significatif avec ce qui a été et ce qui désormais, n’importe plus. Et si l’imagination du spectateur est libre, il ne cherche pas nécessairement d’explication. Seuls quelques rares personnages – à l’instar de la jeune fille blonde « Untitled (girl standing) » – nous font l’affront de leur réalité. À la vue de son regard, qui captive autant qu’embarrasse, on se souvient comme il est confortable d’être protégé par l’artiste lorsqu’il maintient son sujet dans l’anonymat.
C’est donc dans cet espace temporel instable que le spectateur se retrouve voyeur, placé comme le curieux témoin de scènes passées, dérobées pour certaines de l’intimité. Et avec « Untitled (white) » Johannes Kahrs par un auto-portrait, accepte de se soumettre à cette intrusion, en immortalisant son corps après un accident.
Le flou des contours – à l’instar de Gerhard Richter – ou le cadrage des situations, empêche toutefois une stricte copie de la réalité et la transporte dans une prospérité exaltée. Mais passé l’éblouissement vient cette interpellation: l’artiste dans son rapport à la mémoire permettrait un arrêt intemporel sur des images vouées à l’anonymat, dans l’intervalle éveillé d’une société d’abondance.
Si l’information relève en effet aujourd’hui souvent du spectacle, la multiplication de l’iconographie impose aux figures de perdre leur singularité. Il est à relever que l’artiste propose de façon surprenante au spectateur de s’approprier l’image, tout en suggérant son propre cadrage: les titres des œuvres sont effectivement en majorité associés à un second titre, alors même qu’elles sont laissées « sans titre » de prime abord: « Untitled (red nude) », « Untitled (portrait Mädchen mit lippenstift) ». Cet acte peut être interprété comme l’une des rares apparitions de l’artiste qui souvent se retire et se contente de transmettre l’illusion.
Dans une interview réalisée par The Art Newspaper, Johannes Kahrs aborde la question essentielle de ses sources. En effet, l’aspect souvent très fluide voire effacé de son trait, mettant de côté l’expression de sa touche personnelle, le place en retrait vis-à-vis de l’image qu’il relate. L’artiste confie à Nadim Julien Samman qu’il ne souhaite pas venir perturber la retranscription qu’il fait de l’image par des coups de pinceaux visibles qui selon lui, viendraient imposer comme un objet intermédiaire: seule l’image offerte compte.
Johannes Kahrs participe actuellement à la 13ème Biennale d’art contemporain de Lyon intitulée « La vie moderne » (du 10 septembre 2015 au 3 janvier 2016). « Feed my soul », sa création pour la Biennale, s’épanouit au sein de deux salles du Musée d’Art Contemporain de Lyon. La première salle offre à la vue du spectateur une sélection inédite de photographies numérisées et encadrées (format 20×30 cm) dont l’association révèle une sonorité presque vibrante.
Beaucoup de nus, féminins et masculins, de captures d’instants vidéo, de clichés publicitaires, journalistiques; on reconnaît certaines personnalités. Cet ensemble coordonné de teintes plus ou moins nettes, plus ou moins violentes et réelles installe l’oeil dans une curiosité perplexe.
La seconde salle laisse cette fois place à l’envergure de ses peintures à l’huile dans des formats comme souvent plutôt imposants. L’artiste y représente des personnalités comme le chanteur Justin Bieber « Untitled (Justin) » ou le portrait saisissant et ruisselant d’Amy Winehouse « Untitled (Amy) », mais aussi des toiles plus personnelles dont un auto-portrait « Untitled (self portrait with cigarette) ».
L’emploi des couleurs dans une palette large, tantôt fluorescentes, tantôt très sombres révèle une peinture profonde et malgré les sujets, plutôt irréelle. Ce qui marque dans cette performance technique, c’est à nouveau l’absence de trait, l’absence du peintre derrière ses images. On devine l’utilisation d’un travail au doigt pour fondre l’aspect général de la peinture et lisser l’empreinte du pinceau. Utilisant probablement la projection ou la mise au carreau afin d’être le plus fidèle possible, Johannes Kahrs confirme donc cette démarche particulière d’une technique irréprochable faisant oublier non seulement l’intermédiaire entre la photo et la peinture, mais aussi la peinture elle-même. Johannes Kahrs fait ici une utilisation finalement plutôt humble de son travail au service de l’essence même de l’image renouvelée, à la fois outil, matière et cible de son art.
L’approche de l’artiste allemand s’inscrit donc dans celle de la réutilisation de l’image et si l’on ne sait comment la qualifier précisément, on peut néanmoins s’interroger sur sa place au sein des débats réactualisés par l’essor du droit de la propriété intellectuelle. Les affaires Luc Tuymans et Richard Prince ont ainsi donné des exemples de la complexité de l’art et de son exercice au XXIème siècle. Dans une société en mouvement, dans laquelle propriété, concurrence et avantages lucratifs s’allient à la notoriété, l’art devient un sujet éminemment complexe pour le droit et l’éthique. Le rôle prépondérant d’internet et des réseaux sociaux place l’image et son partage dans des situations parfois inédites et la question du droit d’auteur amène à s’interroger sur son identité. De la reproduction d’oeuvres d’artistes (sérigraphies d’Andy Warhol par Elaine Sturtevant) à celle de l’image publicitaire (Marlboro par Richard Prince) est née ce qu’on a appelé de façon un peu barbare l’appropriationnisme. Mouvement artistique apparu à la fin des années 1970, l’appropriationnisme consiste d’après François Aubart à « reprendre une œuvre et à la signer de son nom ».
Le critique d’art qui aborde cette question avec Les Inrocks relève que ce mode d’expression désigne aujourd’hui « n’importe quelle image préexistante, dont les images que l’on trouve sur internet » et pose la question d’intérêt qu’est la création : « Si l’on devait s’en remettre à une pratique artistique qui soit de la pure création à partir de rien, l’art deviendrait vite ennuyeux ». L’avocat de Luc Tuymans affirmait lui aussi lors du procès de l’artiste jugé récemment pour plagiat suite à la reprise du portrait d’une photographe: « Comment un artiste peut-il mettre en question le monde avec ses œuvres s’il ne peut pas employer les images de ce monde? ».
L’office du juge est alors d’une importance notable et selon les cas, fait avancer le droit et les esprits sur un sujet qui divise autant que fascine. La jurisprudence américaine s’appuie en effet de plus en plus sur la notion de « fair use », comme l’a fait la cour d’appel lors de l’affaire Richard Prince vs Patrick Cariou. Ce concept juridique permet à un artiste de réutiliser une œuvre existante en la transformant, sans pouvoir être accusé de violer le droit d’auteur. Le droit américain pose seulement certains critères laissés à l’appréciation du juge et déterminant la loyauté du geste: objectif, nature des modifications, effets sur l’oeuvre initiale et son auteur…
Si Johannes Kahrs ne souhaite pas s’exprimer sur cette polémique, son œuvre s’inscrit donc néanmoins dans une forme d’exercice dont les contours placent le partage de l’image à la lisière d’une redéfinition de la création.