« Quand nous taisons, n’ayant rien à dire, le silence ne nous tombe pas dessus ; je m’aperçois, au contraire, que mille choses qui nous entourent et vivent auprès de nous se manifestent sans nous importuner, que toute la ville respire et circule »
Ingeborg Bachmann, Malina, p. 45., Roman Seuil, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira
Une im-pulsion est donnée par la machine qui régit tout entier l’environnement. L’installation in-situ « le silence des particules » montre qu’avec une parfaite maîtrise d’un phénomène physique simple, Guillaume Cousin, expérimentateur et constructeur, sait scienti—signifier l’invisible. Devant nous, s’échappe du dispositif : une sculpture particulaire. De sorte que l’invisible à l’œil humain, une fois représenté, devient matière et signe d’un invisible métaphysique.
Une mécanique fonctionnelle savamment orchestrée : Il faut voir cette machine canonique en bois et acier, elle ne doit pas se cacher derrière ses effets, elle est le signe tangible du rapport qu’entretient l’homme-producteur avec la nature à travers la technè. La machine, comme une exemplification de la technique, devient une amplification prolongeant l’acte créateur. Cette métabolisation machinique, mise en scène par le chercheur-artiste, est révélatrice du tout macroscopique enfoui dans le néant microscopique. En somme, il faut métaboliser petit pour comprendre grand.
Déconstruction machinique : Si l’air est comprimé, un ballon se créé. À l’image d’un espace qui étouffe d’un trop de présences ex-voto, la quête esquissée d’une fenêtre aux rebords d’ombres qu’il faudra bien atteindre et ouvrir. Ce n’est qu’en franchissant l’extérieur que la machine accélère vers son impact. Le macroscopique se déploie dans ses bruits hachés, saccadés, violents en exprimant la plasticité en souffrance de l’œuvre toujours-déjà en résonance : l’émission d’un son rond précède la vue. Une secousse sonore vibrante nous annonce la fin d’un processus et inaugure un premier mouvement tourbillonnaire de particules. Le vortex en action devient vivant, ses mouvements aériens rythment une danse occulte sautillant sur le vertigineux silence de toute voix humaine.
Premier signe de la dépression, un ensemble de fluides enroulé en spirale, on nommera cela : la confusion. Elles sont là, les particules, en majesté devant nous, un nuage de fumée, qui ne recouvre rien, ne demande rien. Les particules tournent en axe. Elles tourbillonnent en rotation sur elle-même. Nous sommes in-f(l)igés dans la perturbation de la vorticité du jeu des particules. Nous sommes là dans les particules, elles se déplacent lentement étirant leur longue traîne nuptiale – qui nous en-traine – tout au long de leur passage.
Nous les appellerons : les immuables.
Elles se dressent vers la lumière qui leur confère une existence, elles suivent une ligne droite sur laquelle roulent toutes les contingences, les distinctions, les individualités, sans pour autant l’indiquer clairement comme tel, c’est comme si toute droiture n’a de cesse de rechercher le travers. Elles s’entre-occultent dans cette valse céleste en dessinant sur la blancheur de notre silence humain et voyeur, une toile que nous ignorons quotidiennement pour qu’enfin nous les contemplions : ces particules d’eux et d’elles, tout simplement et par cécité, comme des fils immobiles et muets.
D’une parcelle d’air, un réel parcellaire s’ouvre entre l’espace et le temps. Quelque chose nous échappe dans le scientifiquement démontré de cette manifestation universelle. Elles dansent en rythme religieusement jusqu’à s’affiner et ralentir afin d’inscrire une forme. Une forme primitive aux allures spectrales et géométriquement simple. Imperfection inévitable du langage que de le nommer : Cercle.
Comme la nature, le cosmos et l’univers nous en-cerclent. Sans commencement ni fin, l’anneau circulaire temporairement manifesté, abolit son centre et le relègue au nulle part. Centre de toutes les gravités, il est essentiellement non-localisé, comme au-delà de ce qui peut être atteint par les sens et facultés de l’ordre du sensible :
« Le Principe ne peut être atteint ni par la vue ni par l’ouïe, le Principe ne peut être entendu ; ce qui s’entend, ce n’est pas Lui. Le Principe ne peut pas être vu, ce qui se voit, ce n’est pas Lui. Le Principe ne peut pas être énoncé, ce qui s’énonce, ce n’est pas Lui. Le Principe, ne pouvant pas être imaginé, ne peut pas non plus être décrit. »
Tchoang-Tseu in René Guenon, L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap.XV, 3e ed.
Puis, la forme circulaire, délicatement dénudée, se rompt, les particules se dissipent dans le néant : lieu infranchissable de leurs regards vides qui emplit notre espace-temps. On entend un silence profond, un silence rond qui se prolonge en nous comme pour se former dans un ailleurs qui n’est plus. Le silence s’amplifie, il nous faut désormais l’habiter. Tous, nous trimbalons notre perte. Une perte présente, nécessaire et vitale. Il faut l’accueillir en donnant une forme consistante à la présence. Ce n’est que dans le silence qu’il est possible de contempler la métamorphose des particules formées. Le silence se fait rumeur, il poursuit ses obsessions pour expliquer et ne pas expliquer en même temps.
Pourtant, trois éléments d’une loi générale élémentaire permettent de comprendre la mise en scène de ce phénomène naturel : le mouvement, le lien constitutif et son équilibre. Comme une parfaite incarnation de l’esthétique Kantienne, les lois de base de l’univers sont en équilibre autour de ces éléments qui réélaborent ensemble la nature à la manière d’un artiste. Rendre compte de l’équilibre dans l’écoulement tourbillonnaire de ces particules, c’est désigner l’équilibre comme un infiniment petit point situé précisément entre deux grands déséquilibres.
Il suffirait une équation, pas n’importe quelle équation. Celle-là même qui permet de remonter le fil rouge des écritures communes entre la cinémathèque de l’air, la chaleur des pierres et les contractions d’un battement de notre cœur. Cette équation est en nous et hors de nous, elle est l’énigme et la solution de ce qui rend la vie possible.
A croire,
qu’entre la perte et son accueil,
tout n’est que particules de silence.