Une petite ville américaine qu’on dirait tout droit sortie des pages d’un roman de Stephen King. Les membres de sa paisible communauté se morfondent, le regard perdu dans le vide et la tristesse. Est-ce l’ennui, la maladie ou sont-ils frappés par un phénomène plus complexe? On le dirait bien, tant certains commencent à avoir un comportement étrange. Le temps s’arrête. Un incendie éclate, d’étranges faisceaux lumineux transpercent le ciel, une voiture se retourne et même si dans certains clichés rien ne se passe, l’impression de chaos grandit, la folie devient plus palpable, plus intense et s’empare des maisons une à une. Que se passe-t-il réellement?
Le travail du photographe américain Gregory Crewdson a ça de fascinant, il se prête à autant d’interprétations que votre culture et votre vécu le voudront. Peut-être verrez-vous dans ces personnages livides des sortes de revenants ou au contraire, des êtres bien vivants momifiés par un quotidien trop pesant ou un secret trop lourd à porter. Peut-être verrez-vous dans ces scènes ce qu’elles ont de plus banal ou, au contraire, ce qu’elles ont de plus paranormal. En tous les cas, tout semble basculer.
« Dream House », « Twilight », « Beneath the Roses », sous ces titres poétiques, se cachent les célèbres séries de Gregory Crewdson nous montrant l’envers du décor de l’American Dream à grand renfort de lumières angoissantes, de fantômes et d’énigmes impénétrables. Toujours situées aux frontières du réel, ses oeuvres ont réussi à conserver une partie de leur surréalisme malgré tout ce qu’on connaît aujourd’hui de leur auteur: un papa psy qui consulte dans la cave du domicile familial alors que son fils écoute aux portes, des références évidentes au septième art fantastique de Steven Spielberg et David Lynch ainsi qu’à l’univers lourd d’Edward Hopper ou aux compositions de Jeff Wall, une prédilection pour l’aurore et le crépuscule, des tableaux répondant au joli nom d’« Untitled » pour mieux cultiver leur part d’inconnu et parfois des stars telles Tilda Swinton ou Julianne Moore troublant ainsi encore plus la limite entre cinéma et photographie.
Et si on peut avoir l’impression que tout a été exposé et expliqué, dit et disséqué sur ce metteur en scène, subsistent des images moins connues et des séries moins populaires, qui complètent, ravivent et prolongent son univers en explorant d’autres cauchemars. Elles méritaient d’être déterrées.
La plus récente de ces séries est baptisée « Sanctuary ». Alors qu’on a l’impression d’y traverser une ville fantôme, vidée de ses habitants par on ne sait quel nouveau phénomène imaginé par Gregory Crewdson, il s’agit en fait d’une sorte de reportage fait dans les légendaires studios de la Cinecittà, tout près de Rome. Abandonné par ses vedettes et ses équipes de réalisation, ce monument du cinéma italien tombe en ruine, meurt, emportant avec lui toutes ses légendes. Le travail en noir et blanc de Gregory Crewdson est très différent de ses autres séries mais flirte avec le même univers: une ville à l’atmosphère inquiétante, aucune action apparente et un flot de questions sur ce que ce lieu a de réel ou d’imaginaire, sur ce qu’il a été et sur ce qu’il va devenir, sur les secrets qu’il cache et sur l’identité de ceux qui l’ont habité.
Réalisée bien avant les années 2000, la série « Natural Wonders » nous transporte, quant à elle, vers une autre aventure, sans pour autant s’éloigner de l’univers de Gregory Crewdson. Alors que ses tons chauds évoquent la douceur de vivre à la campagne, des bêtes naturalisées jouent d’étranges scénettes dans des cadrages serrés donnant l’impression d’être nous-même des animaux. Là encore, une question traverse notre esprit: « Mais que se passe-t-il? ». Les animaux s’entretuent et nous donnent le sentiment d’être plongé dans la nouvelle « Douce Nuit » de Dino Buzzati. Les oiseaux sont les derniers survivants de ce qui pourrait être une épidémie. Aussi menaçant que ceux d’Alfred Hitchcock, ils semblent régner en maîtres sur le monde et s’adonnent à de curieuses activités. Entre les herbes, tout près du potager, on découvre également des cadavres d’hommes et de femmes qui paraissent avoir été pris au piège par les animaux ainsi que des cocons gluants qui n’ont plus rien de naturels. Une collection dérangeante que viennent compléter les clichés de la série « Negative » oscillant entre poésie et magie et nous montrant ce qui pourraient être des lucioles volant au-dessus d’un champs ou la matérialisation d’une force ou d’un spectre.
Gregory Crewdson est né en 1962 à Brooklyn. Il a effectué des études de photographies et fait les Beaux-Arts de l’Université de Yale. Il vit et travaille aujourd’hui à New York. Il est représenté par plusieurs galeries dont la White Cube Gallery, la Gagosian Gallery et la Galerie Daniel Templon.