Une entrevue Boum! Bang!
Gideon Rubin est un artiste peintre israélien de 43 ans, tenté par le miracle de donner corps à l’absence.
La matière sur laquelle Gideon Rubin s’exprime a les aspérités de l’existence: une irrégularité presque imperceptible mais inévitable. Aussi épaisses que les couches successives de l’existence, ses toiles convoquent les deux faces de l’invisible: l’oubli et le souvenir. À fleur de matière donc, l’artiste peut appliquer une couche de peinture sur du papier, lui-même accolé à du carton ou du lin, pendant que certains espaces de la toile sont laissés en suspens. Rubin n’est donc pas un artiste du remplissage, mais bel et bien un artisan de la mémoire, fondée parfois sur le vide.
Glanant ça et là des photographies vintage sur lesquelles il matérialise les visages par l’effacement, Gideon Rubin colle, rafistole, découpe, peint avec des tons ocres, terre, beiges. Autant de couleurs que de matières. Autant de corps présents que de visages absents.
Ce n’est peut-être pas un hasard si l’étymologie hébraïque de Gideon signifie « tailleur », « coupeur »… Rapiécer, recréer en éliminant est un tour de force auquel il s’attèle. Pour redéfinir et s’éloigner du sens péremptoire. Se positionner et délivrer une ambigüité, libre d’interprétation. C’est ainsi que ses personnages ou représentations visuelles nous sont livrés. Sans histoire. Mais pas sans identité.
Absents. Nous pourrions nous demander si c’est à l’observant qu’est donnée la délicate mission de compléter leur incomplétude en les nommant comme tels. Quand l’anonymat mute en universalité, ce n’est plus l’oubli qui guide le pinceau ou le regard: le souvenir et la mémoire prennent le relais. C’est alors qu’après l’effacement surgit subrepticement la trace.
Miracle accompli.
Marie Demestre: Quel est l’état d’esprit qui motive vos créations? Une obsession lancinante ou le besoin de délivrer un message?
Gideon Rubin: Je dirais probablement une obsession lancinante. La peinture est sans doute la seule chose que je puisse faire. Plus précisément elle est la seule chose que je sache faire.
Marie Demestre: Est-ce l’instinct ou la raison qui achève chacune de vos oeuvres? Sentezvous subjectivement poindre la fin de vos toiles? Ou faut-il vous arracher à elles?
Gideon Rubin: La raison n’a rien à voir avec mes peintures, mais je ne voudrais pas décrire ce processus comme un instinct de façon exclusive. Il est difficile de décrire la sensation d’une toile achevée avec des mots. Mais si j’essaie de le faire, je peux probablement dire que je me fie au lien qui unit mon objectivité à l’oeuvre en tant que telle. À un certain moment il y a un sentiment que ce que vous êtes en train d’accomplir, en l’absence d’un meilleur mot, atteint une sorte d’équilibre: tout ajout ou soustraction y causerait des dommages irréversibles. Cela ne renvoit donc pas nécessairement à un point précis dans la ligne temporelle, mais dans le processus de création.
Marie Demestre: Pensez-vous votre travail comme une tentative de reconstruction autour du vide ou une volonté d’acceptation de l’absence?
Gideon Rubin: Je sens que mon travail traite de ce qui est là. De ce qui reste. Des petits détails laissés, au coeur d’une vie vécue. Mais je devine que c’est comme regarder les deux faces d’une même médaille. Lorsque vous observez une marque au sol laissée par un pied, certains garderont en tête le pied, pour ma part je m’attacherais davantage à l’empreinte. Je suis satisfait avec juste cette histoire d’impression. Donc, oui, je suis d’accord, je vois mon travail comme une tentative continue de reconstruction, de restitution de souvenirs et d’histoires.
Marie Demestre: Est-ce que le regard de l’observateur peut guérir les visages lacérés par l’oubli? Pouvons-nous donner un sens à ces visages disparus?
Gideon Rubin: Pour moi, ils ne sont pas absents; ils ont du poids, de la présence et même une identité. Nous pourrions leur attribuer un sens mais il ne le faut pas. J’espère qu’ils existent quel que soit le regard du spectateur. Ce qui me préoccupe est davantage leur présence picturale que ce qu’ils évoquent chez l’observant.
Marie Demestre: Sur quoi souhaitez-vous attirer l’œil en premier lieu? La posture? (ce qui est présent) ou le visage vide et l’absence qu’il convoque avec lui?
Gideon Rubin: Quand on regarde un portrait, peint ou photographié, nous nous dirigeons d’abord vers les traits du visage puis nous observons le reste. Je veux que le reste soit observé d’abord, et que le visage vienne ensuite.
Marie Demestre: Vous sentez-vous maître de vos peintures ou vous considérez-vous comme un canal ?
Gideon Rubin: Il existe une oeuvre, un grand livre de Michael Craig Martin intitulé « On Being An Artist » où il est dit qu’il nous faut nous remémorer que l’artiste connaît son travail mieux que personne. Cela peut sembler une évidence, mais à l’école d’art et dans la vie, vous entendez les gens parler et interagir avec votre travail, vous devez vous souvenir que vous êtes le seul à être allé à toutes vos expositions. Mais si l’on considère l’acte même de la peinture à l’état pur, il est presque éliminé, séparé ou indépendant de l’artiste lui-même et voilà pourquoi, d’ailleurs, je pense que les artistes ne sont pas les mieux équipés pour expliquer leur propre travail.
Marie Demestre: Mémoire et souvenir sont-ils sensiblement abordés de la même façon?
Gideon Rubin: Non, je suis moins intéressé par la mémoire en propre. «Ne pas oublier», je sens que ce processus est plus précis, plus ancré dans l’action. J’espère que mon travail est plus universel, peut-être que se souvenir fonctionne davantage comme une expérience humaine que nous pourrions partager.
Marie Demestre: Quelle est votre relation à la temporalité? Contraignez-vous votre propre rythme? Ou suivez-vous votre biologie interne lorsque vous travaillez?
Gideon Rubin: J’ai des difficultés avec le temps, comme tout un chacun je crois… Je vais à l’atelier tous les jours sauf le dimanche lorsque je suis avec mes filles. C’est drôle car mon rapport au temps, au coeur de mon atelier est littéralement différent. Il est maîtrisé, suspendu; c’est l’espace où je sens que je peux le quantifier, le palper, et même jouer avec. En dehors du studio, dans la vie «réelle», le temps est mon ennemi…
Marie Demestre: Y a-t-il une dimension métaphysique à votre peinture?
Gideon Rubin: Non, je travaille sur ce qui est.
Marie Demestre: Avez-vous été surpris par votre propre sentiment face à l’une de vos peintures?
Gideon Rubin: Il est toujours bizarre de voir l’un de mes vieux tableaux. Pour vous donner une image, c’est un peu comme croiser quelqu’un dont vous étiez assez proche autrefois. D’un côté vous voulez savoir ce qu’il devient, et d’un autre, vous n’avez qu’une envie c’est de vous enfuir. Comme si ce « moi » qui avait peint était un autre « moi », un « moi » qui n’existe plus.
Marie Demestre: Pensez-vous le « vide » et le « rien » comme deux concepts identiques?
Gideon Rubin: Même dans le vide, il y a toujours quelque chose.
Marie Demestre: Quelle est la partie du symbolisme dans votre travail?
Gideon Rubin: Tout a un sens et une raison d’être. Je suis obsédé par la répétition, à l’image de l’allégorie de Platon, avec sa grotte et ses ombres. Comme si ce que je choisissais représentait la nature générique de la chose.
Marie Demestre: Considérez-vous l’acte de peindre comme un travail, une activité intrinsèque à votre être, un engagement, une incantation à vos questions ontologiques?
Gideon Rubin: Je dirais les trois premières propositions.
Marie Demestre: Le thème de la disparition apporte avec elle, l’idée de la trace. Partagezvous cette assertion?
Gideon Rubin: Certainement. Pour moi, elles sont les mêmes, elles sont inséparables.
Marie Demestre: « Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités », aura écrit Albert Camus. Sans regard, vos personnages sont-ils amputés d’identité?
Gideon Rubin: On n’a pas besoin de voir les yeux de quelqu’un pour deviner, en sensation ou en vision, son identité.
Marie Demestre: Je voudrais vous poser la fameuse question de Pablo Picasso: « Faut-il peindre ce qu’il y a sur un visage? Ce qu’il y a dans un visage? Ou ce qui se cache derrière un visage? »…
Gideon Rubin: Il faut faire face au visage. Oui, lui faire face, le peindre tel qu’il est et s’attacher à peindre ce qui est autour de celui-ci.
Marie Demestre: La mise en scène de la solitude nous renvoie à nos propres démons. Et l’épouvante insufflée par les visages vides nous invite à insuffler vitalité et régénerescence par le prisme de notre regard. Comment pensez-vous la frontière infime qui sépare le vide et l’absence dans vos visages?
Gideon Rubin: Parfois, je vois d’autres artistes qui effacent les caractéristiques du visage et les personnages finissent effectivement par être sans caractère (pas tous, certains réussissent cet exercice avec du sens) comme si quelque chose manquait ou avait disparu. Seulement. J’espère vraiment que mon travail va au-delà de ça.
Marie Demestre: Avez-vous à l’esprit d’autres problématiques qui vous hantent, en dehors de la mémoire?
Gideon Rubin: Beaucoup… Mais mon principal problème est la nostalgie. Je n’aime pas cela.
Marie Demestre: Si je vous dis « Boum! Bang! », qu’est ce que cela pourrait signifier pour vous?
Gideon Rubin: En tant qu’Israélien? La fuite… Quelqu’un est en train de tirer.