Faire violence à la matière et à la sculpture. Ainsi pourrait se définir la démarche menée par l’artiste allemand au cours de ces trente dernières années. Car c’est à la tronçonneuse, à coups de hache et de ciseau, que Georg Baselitz attaque le bois, le violente et le mutile, afin de représenter corps et visages. Une prise de risque maximale, où la moindre erreur, le moindre dévoiement du trait ou de l’entaille, peut briser l’œuvre à tout instant : « Une fois que vous avez attaqué le bois, vous ne pouvez plus reculer (…), ce qui est coupé est coupé », dit-il. Fatalité et violence du geste artistique, donc. Né en Saxe, en 1938, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, Georg Baselitz fut tout d’abord peintre et graveur. Ce n’est qu’à l’âge de quarante ans qu’il se lance dans la sculpture. Il va alors renouveler progressivement et profondément l’art sculptural d’après-guerre par une dénudation radicale de son langage. C’est que Georg Baselitz provoque et refuse toute élégance dans le traitement de la matière : travaillant uniquement le bois – et le bois brut, il sculpte et taille grâce à des instruments habituellement destinés à détruire ou à découper/rationnaliser le bois, qu’il rehausse ensuite vaguement par quelques rapides aplats de peinture brute et aux couleurs minimales (couleurs primaires, plus le noir et le blanc). Brutalité du geste créatif et du traitement du matériau, mais aussi brutalité du résultat : les corps et les visages sculptés ou plutôt entaillés sont les témoins et les supports d’une violence, qu’elle soit physique – celle des corps tailladés, découpés, et amputés, mais aussi morale – celle des corps à l’érotisme souvent agressif. Une œuvre provocatrice, exprimant la violence du monde contemporain, suite notamment aux traumatismes de la Seconde Guerre mondiale qui a mis le corps à l’épreuve, jusqu’aux frontières de l’humain.
Le Musée d’Art contemporain de la Ville de Paris propose, avec l’exposition Baselitz sculpteur, la plus large rétrospective française de ce très grand artiste allemand, qui travaille actuellement près de Munich. Avec plus d’une quarantaine de sculptures en bois peint, elle dresse un parcours chronologique majestueux, permettant de saisir l’évolution esthétique de Georg Baselitz de 1979 à 2010, depuis sa toute première sculpture jusqu’à ses plus récentes créations. Suivons pas à pas ce cheminement esthétique et brut qui nous est proposé.
Georg Baselitz présente sa toute première sculpture lors de la Biennale de Venise de 1980. Son Modèle pour une sculpture fait alors scandale. L’esthétique à la simplicité désarmante, l’enracinement du côté des arts premiers, inscrivent l’œuvre à contre-courant des mouvements artistiques de l’époque. S’étant inspiré de la sculpture Lobi du Burkina Faso, c’est en réalité un contre-sens idéologique qui accueille la sculpture, où l’on semble voir la mise en scène du salut hitlérien. Georg Baselitz, lui, récuse et revendique la simplicité, la naïveté idéologique et esthétique de sa démarche : « J’étais totalement innocent ». Après cette première expérience, il conçoit au cours des années 1980 tout un ensemble de têtes et de figures debout, évoquant les totems tribaux, semblant émerger du sol, à la gestuelle particulière, entièrement verticale et tirant les corps vers le haut, dans les airs. La posture est celle d’une frontalité provocatrice. Le corps affirme ses blessures, fissures, entailles et cicatrices.
À partir de 1989, date symbolique de la chute du mur de Berlin, Georg Baselitz entreprend plusieurs travaux liés aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. Les Femmes de Dresde, une série impressionnante comportant une dizaine de têtes monumentales, évoquent les victimes civiles des bombardements aériens de la ville de Dresde, en février 1945, par les forces anglaises et américaines. Le langage se fait plus brutal, les entailles plus profondes. L’hiératisme des postures renforce la gravité de la représentation. La même couleur jaune vif illumine et sublime ces visages défigurés. D’autres sculptures des années 1990 sont aussi présentées dans cette exposition, notamment une série de torses et de représentations anthropomorphes de plus en plus monumentales, et témoignant de l’évolution du langage plastique vers une fragmentation/amputation encore plus prononcée du corps. Le jaune laisse alors sa place au rouge sang.
À partir de 2003, avec son autoportrait Ma nouvelle casquette, au titre désarmant et enfantin, Georg Baselitz se rapproche progressivement d’une esthétique enracinée dans l’enfance. La représentation se fait plus douce, les couleurs s’apaisent, vers le bleu marine ou le bleu clair, tandis que les proportions sont toujours de plus en plus démesurées (plus de trois mètres de haut, pour certaines). Les corps disproportionnés s’affichent, tels des totems tribaux. Un même motif semble se répéter : un homme assis, la tête appuyée sur le poing. Georg Baselitz déclare, avec son ironie coutumière : « C’est quand j’ai eu terminé que je me suis rendu compte que Rodin avait déjà fait quelque chose comme ça. Mais mon inspiration ne vient pas de là. Elle vient de ces figures de l’art populaire qu’on nomme les Christ aux outrages. On en trouve énormément dans ma région. » Il refuse ainsi la tradition classique, au profit de sources ethnographiques et populaires régionales. Il s’agit de faire repartir l’art de zéro, d’un stade minimal, d’une simplicité brutale et enfantine de l’expression, telle la devise « zéro » affichée sur la casquette de certaines de ces sculptures.
A côté de ces réalisations monumentales et spectaculaires, une autre salle de l’exposition présente plusieurs œuvres de taille réduite, entourées de nombreux dessins, montrant l’extrême cohérence de son œuvre, au gré du temps et des médiums.
Refusant de s’inscrire dans les cadres de mouvements artistiques contemporains, effectuant une tabula rasa esthétique, quitte à être parfois vu comme « anachronique », Georg Baselitz propose ainsi une œuvre originale et radicale, un dialogue personnel et singulier, en marge des tendances dominantes et au carrefour de trois grandes sources d’inspiration. Grand collectionneur d’art africain et de gravures anciennes, la simplicité et la dénudation du langage des sculptures de Georg Baselitz trouvent en effet leurs racines dans les arts premiers (de l’art tribal océanien et de l’île de Pacques aux sculptures africaines), mais aussi dans les arts populaires et dits « naïfs » (goût pour l’art des enfances, ou pour les sculptures populaires des villages de l’ancienne RDA, qu’il a lui-même photographiées, dans une démarche quasi ethnographique là aussi), voire parfois dans la statuaire médiévale. Plus récemment, ce serait du côté du mouvement expressionniste allemand Die Brücke au début du XXème siècle – qui proposait un retour aux arts premiers et à la sculpture, à la matière brute (comme chez Ernst Kirchner) – et du côté de sculpteurs comme Constantin Brancusi ou Eugène Dodeigne – avec ses sculptures minérales, ses menhirs et ses visages abstraits – qu’il faudrait se tourner. Son œuvre propose ainsi en réalité un dialogue permanent et original : « Je me suis toujours intéressé à ce que font les autres. J’ai fait mes choix et tracé mon chemin », aime-t-il à déclarer. Refus de l’intellectualisme et du contemporain au profit de la simplicité, de la naïveté et des ailleurs artistiques – à la fois géographiques (arts océaniens ou africains) et historiques (statues préhistoriques ou médiévales). Un art archéologique en quelque sorte, car il propose, par cette confrontation brute et directe avec la matière, une quête des origines, collectives et individuelles. « Pour moi la sculpture est comme une apparition archéologique. Je ne pense pas à sa finalité quand je me mets au travail. Cette tête, par exemple, est devenue, sans que je m’en rende compte, la tête de mon père. » Mais dans tous les cas une œuvre à la violence brute, radicale et provocatrice, et surtout à la très grande originalité et force esthétique.