Les œuvres de Flavie Beuvin nous font pénétrer dans un songe enveloppant et envoûtant. Ce rêve porteur d’un avertissement, capable d’instruire pour mieux guérir le rêveur.

Flavie Beuvin, Funambulisme, Août 2020, 80 x 80 cm © Flavie BEUVIN

Ce sont des contrées mystérieuses au sombre charme qui s’ouvrent devant nous ; sortes de jardins originels peuplés d’êtres fantastiques, d’hommes, d’animaux et de multiples végétaux, qui cohabitent pour mieux reformer l’union première des éléments qui constituent les prémices de notre habitat terrestre. L’espace est avant tout pensé comme une ambiance, visuelle et sonore. Celui qui s’approche peut entendre le bruissement des ailes feuilletées qui se déploient, le hululement des chouettes encore le doux son de la rivière qui s’écoule, allié au rugissement des flammes. Les oiseaux revêtus d’un épais manteau noir encerclent les figures, telles des ombres funestes qui planeraient au-dessus de ces dernières. Les couleurs vives, chatoyantes et intenses, tantôt chaudes aux tons jaunes, rouges, orange, tantôt froides aux tons bleus, violets, verts, sur lesquelles flottent les personnages, attirent et absorbent le regard. La nuit est faussement calme, la chaleur de la lumière solaire devient éblouissante et moite, et le surgissement d’un rouge volcanique suffocant nous fait peu à peu sentir le besoin imminent du souffle : il faut (s’) en sortir.

Les figures féminines fournies de grandes ailes et surmontées d’une tête d’oiseau noir sont des hybrides aux allures de monstres mythiques ou chimères. Mais souvent, leur tête leur fait défaut, véritables morts-vivants décapités aux proportions parfaites. Leur carnation laiteuse et rosée, aussi lisse et tendre que celle d’un jeune corps qui ne porte pas encore les marques infligées par l’effort, côtoient la blessure organique. Certains exposent ainsi leurs béances sanguinaires. Depuis un compartiment ou boîtier central, un cœur se suspend lourdement à un fil ténu. D’autres organes filandreux joignent les personnages entre eux, plus ou moins de façon contrainte, du lien curateur aux chaînes astreignantes. Dépourvus de la majorité de leur sens, les corps hachés se retrouvent coupés du monde. Seul leur reste le toucher pour dialoguer avec l’environnement extérieur, tel un don précieux pour déjouer l’impuissance. Les liaisons veineuses disent alors la transmission, presque de l’ordre de l’injonction : « Il faut nous lier », face à une solitude souvent pesante et patente, parmi ses chairs polies qui se déchirent et s’entraident.

Atteindre les cieux est une entreprise périlleuse et dangereuse. Plusieurs personnages s’agitent au point de risquer la chute et l’engloutissement. L’anxiété est palpable. La peur et l’urgence de la fuite se manifestent par des gestes ou attitudes d’appel au secours. D’autres préfèrent rester à terre, recroquevillés, dans une posture d’attente proche de la mélancolie. Livrés à eux-mêmes, ils semblent vaquer à des occupations par nécessité, pour braver l’ennui et l’absence.

Ces jardins faussement paradisiaques, aussi charmants que vénéneux, sont en réalité des mascarades. Les masques ovales blancs et noirs aux traits tirés, affublés de grands yeux, rehaussées d’une grimace ou d’un rire sardonique confirment la mise en scène grinçante. Accessoires traditionnels du théâtre, ils traduisent l’identité multiple et versatile. Les êtres composites, représentés à des échelles de grandeur différentes, prennent quant à eux des allures de pantins. Ils se rendent parfois au cirque ou à la fête foraine, se divertissant à la mare aux canards, à la grande roue ou au manège. Ils s’amusent, certainement au péril de leur vie : la balançoire lancée trop haut dans les airs promet une chute imminente, les flèches tirées depuis l’arc bandé pourraient s’avérer meurtrières et le funambule qui se tient en équilibre nous rappelle que tout ne tient qu’à un fil. Ils jouent pour le spectateur une comédie trompeuse, menés par une force suprême qui tire les ficelles du jeu.

Autour d’eux, les bêtes veillent sur la scène et orientent le regard, et les végétaux se chargent de planter le décor. La terre semble aride et clairsemée, jouissant pourtant à quelques endroits d’une étonnante flore luxuriante. Les végétaux grimpent, les tiges serpenteuses se faufilent et les branches des arbres étendent leurs pointes acérées. Toutefois, les fleurs colorées peuvent aussi s’avérer agréables et délicates. Par la suture, elles restaurent et embellissent, cherchent à retisser le lien organique. Artifice indispensable, la nature palie les manques, elle se garnie, démontrant son reste de vitalité et sa persistance.

Duel, l’Éden de Flavie Beuvin nous enchante dangereusement. Il porte aussi bien en lui la répulsion, l’expulsion et la destruction que l’attirance, l’expiation et l’abondance, de l’absorption à la délivrance des corps. Les jardins sont des espaces de la suspension, c’est-à-dire de l’équilibre précaire. Suspendre annonce l’acte terrible de la pendaison. La suspension exécute. Or si le terme exécution renvoie à une mise à mort, il désigne, aussi, la réalisation de l’œuvre d’art. L’espace pictural restreint imposé par le choix du format papier est bel et bien un terrain récréatif. Pour l’artiste, il est synonyme de liberté et de plaisir, permettant de manier l’humour et l’ironie grâce à de multiples matériaux et procédés tels que la peinture, le dessin, le collage, le crayon, le feutre ou l’aquarelle.

Lieu purgatoire, le jardin représente finalement un lieu matriciel où l’être et le néant luttent en vue d’une réparation promise. Dramaturgie, artifice, divertissement, prise de risque, ouverture et gestation signent les mascarades au Paradis ou l’ode à la Création.

Flavie Beuvin, Le Manège, Mars 2020, 107 x 79 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Chassé-croisé, Janvier 2019, 107 x 79 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Aux jeux, Mars 2021, 50 x 65 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Gouffre, Juillet 2020, 107 x 79 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Mascarade, Mai 2020, 42 x 59,4 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, De l’autre côté, Décembre 2018, 107 x 79 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Planer, Août 2021, 29,7 x 42 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Aux jeux, Mars 2021, 50 x 65 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Demain, Avril 2020, 29,7 x 42 cm © Flavie BEUVIN
Flavie Beuvin, Le Manège, Mars 2020, 107 x 79 cm © Flavie BEUVIN