Félix Deschamps Mak
Notre face n’est pas un champ d’horizon tangible
par Marie Barbuscia
Dans l’atelier du peintre à la Casa de Velasquez, au milieu des regards inertes laissant entendre les échos du « dehors », on est saisi par l’atmosphère de création caverneuse. Les images référentielles des grands maitres de l’art, chiens-guides de ses compositions, sont à ses pieds et portent les empreintes de ses pas.
Félix Deschamps Mak[1] s’inscrit dans la lignée des auteurs et des peintres de « LA DÉFIGURATION[2] ». Son pinceau, si semblable à l’ortie se frottant au visage, cherche tout à la fois l’effondrement des échelles de la signification et sa lente reconstruction. Contempler l’espace en un regard, se fixer en tremblant sur les visages méconnaissables ou figures défaites, cela nous interpelle sur le fait que notre propre face n’a jamais été un champ d’horizon tangible.
« Voici que je ne suis qu’un pâle reflet d’un inconnu à moi-même » : Cette image, c’est l’expérience de l’enfant se regardant pour la première fois devant le miroir raconté par Lacan (Gesalt) ou celle décrite par Freud lui-même en 1919 lorsqu’il pense divaguer en croisant son reflet dans la fenêtre d’un wagon. Cette image effrayante qui deviendra « l’inquiétante étrangeté » entre un moi et un non-moi, tient en un reflet vu et aussitôt disparu. On a cru au miroir dès qu’il nous renvoya notre image. On pourrait croire, à tort et à travers, en un rictus moqueur, à la « photographie faite selfie », même : l’œil du smartphone-totem ne sait distinguer les figures peuplant les toiles du Peintre de celles de ses proches.
Dans Totalité et Infini, Emmanuel Lévinas évoque longuement le visage. Une manière pour le philosophe de faire plier la perception en la forçant à considérer l’instant d’un « face à face » ou d’un « tête à tête » – ce temps-prison est suspendu entre quatre yeux – que ce soit celui du sujet surpris par son propre regard qui l’étoffe ou dans la plongée du regard d’un autre[3].
Si la phénoménologie décrit ce qu’il apparait des choses, il semble impossible de parler d’un regard tourné vers le visage, car nos yeux sont le véhicule hasardeux de connaissance et perception[4]. C’est ce qui nous fait dire qu’un visage n’est jamais un champ d’horizon où le regard peut se poser sans obstacle. On verra, dans les peintures de l’artiste : un nez, des yeux, un front, un menton… on pourra peut-être même oser les décrire comme on décrit un objet, mais on ne les rencontrera que très partiellement si ce n’est en baisant la garde du regard.
Félix Deschamps Mak veut rompre avec les excès interprétatifs que l’on adresse au contexte historique ou mythique comme support à l’anecdote, ne vernissant pas ses toiles d’un savoir autodéterminé. Tel un chimiste, il cherche le substrat dans l’accident, sa peinture est substance en attente de réaction. Elle nous tient imparablement à distance : Le sujet est instable. L’œuvre achevée n’est donc jamais statique, puisqu’elle est issue d’une interruption volontaire encadrée par un protocole aventureux et accidenté.
L’artiste énumère les « Figures », on entend l’anglais qui double le sens : littéralement « figures » et « chiffre ». On devine alors l’action performative qui en découlera, c’est tout autant en anglais « compter » que « déchiffrer ». Son recueil Figures est archive de ses figures historiques et personnelles[5], les existentialisant : Présences ; Violences ; Absences.
Du traumatisme engendré par la seconde guerre mondiale, re-tenir en mémoire : le matricule de mort sur une peau d’âme. Ses fantômes hanteront encore longtemps l’humanité comme le font les peintures de Félix Deschamps Mak, en intériorisant cette petite mélodie devenue murmure de l’angoisse que l’on étouffe en soi-même : Oui, la barbarie n’est pas inhumaine, elle sait s’incarner…
Mettre sa peau sur la table
Au-devant de la variation des « Masques intrigués » de James Ensor, on jettera sa peau sur la table comme si on avait mis les clés sous la porte pour s’arracher du peu qu’il nous reste d’une vie en sursis. Les écorchures d’un MarsyasMar, meurtri à vif, s’agitent en deux soupirs à travers un visage défait et un second à peine esquissé. Appliquer picturalement le concept de « Moi Peau » de Didier Anzieu, c’est chercher dans la pigmentation de la chair ce qui rend la membrane si fine qu’elle s’agite comme la perche d’un funambule entre le dedans et le dehors. À la surface même de sa peau greffée au visage, qui le rend si vulnérable aux sensations ressenties, le peintre s’empare du scalpel en s’attaquant aux maladies de la forme.
Félix Deschamps Mak se refuse à la simplicité consistant à rejeter les masques sur la scène d’un décorum : il leur préfère le cri. Dès qu’il n’y a pas d’histoire à laquelle se raccrocher, les masques déchantent pour n’être plus que de pâles figures livides. On est précisément au moment où le rideau tombe pour ne plus se relever, à l’interstice du rêve et de l’illusion. Il ne peint pas des figures carnavalesques puisqu’elles meurent aussitôt qu’elles sont nées. Il avorte donc des motifs car la vie est un puits dans fond de sujets potentiels en cherchant dans le trouble, un rocher sur lequel s’appuyer et nous tanguons comme le bateau en pleine mer avec lui.
Figures
Les figures semblent manipulées et articulées par les fils inconscients du peintre. Elles sont colorées, pittoresques, loufoques selon le regard du visiteur qui s’y attardera en les chargeant de ses propres humeurs. Il habille les formes coagulées de matière. Arrêt sur image : nous sommes suspendus, en attente, au beau milieu du couloir de la mort. La composition frontale tend à cloisonner les figures dans une individualité singulièrement impénétrable. La rencontre et l’échange entre les protagonistes ne sont pas autorisés. Nul autre ciment aux relations entre les personnages que la peinture devenue liant.
Un crime a eu lieu et rien ne sera prononcé.
Félix Deschamps Mak figure en grande dimension l’infigurable, comme l’avait fait auparavant Courbet lors d’un « Enterrement à Ornans ». Le trou est plein. L’odeur du sang est inexorablement matérialisée, en flaque sans frasque. Si « L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, l’interdit se maintient dans la malignité du mal. [6]», on aurait pourtant voulu entendre dans le visage, l’autorité du commandement premier : « Tu ne tueras point ». C’était sans compter qu’il y a, dans la fragilité miséreuse de la figure, une exposition qui convie la violence à danser avec elle. Pour preuve, « on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance[7]. »
On tournera alors nos regards au-devant de l’innommable – de la même manière qu’on écoutera cette voix qui fait œuvre sur un sujet dont aucune narration ne saurait être satisfaisante – comme pour échapper à la complicité d’un crime. Félix Deschamps Mak peint un sursaut : « l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique[8] ».
Joute seul
La matière sent couler le temps des recherches passées, celles dont le silo trace les démarcations. La figure, récemment peinte à l’huile semble se décrocher du fond qui lui est pourtant réservé en acrylique. La figure est la captive d’un mouvement peu ordinaire. Cela respire la déflagration, on y voit les gouttelettes. L’espace laissé pour mort donne un silence de blancheur aux mains, elles savent ce que peindre déplace dans le corps. Cela éclabousse. Gérard Garouste pourrait comprendre : la toile est déchirée, le fond gratte.
L’artiste ne cherche pas notre adhésion. La figure n’a pas de nom. Elle se matérialise dans et par sa chair. La couleur et le dessin, réunis par l’art dé-figuratif, actent sa dé-représentation. Il est pendu à nos yeux, dressé comme un pendule qui dit « oui et non ».
Joute
Lorsqu’il écrit « Joute », on entend la sienne, avec et contre les figures qu’il capture. Mais joute se réalise aussi en présence d’autrui. La défiguration est ici la plus formellement visible / risible, la forme nichée dans le visage est dissoute dans une étonnante circularité à partir de laquelle tournoient les autres figures. La place centrale laissée vacante dans la blancheur d’un voile, sépare tout en assemblant les deux figures. Le peintre déracine ainsi le sens latin du mot « vide », si commun à celui de « vacuité », afin de qualifier ce qui relève de l’errance et du flottement.
L’effacement des traits distinctifs d’un visage en une torsion de mouvement, altère tous moyen de reconnaissance. Félix Deschamps Mak tord le cou à la forme pour qu’on regarde cette œuvre plusieurs fois, comme le font les deux spectateurs du coin jusqu’au ravissement du ravin.
Le critique dit : – « Est-ce bien là une figure agrégée à la rondeur des traits car mes yeux se plient sur la zone externe de la partie antérieure de ce qui apparaît être une tête ? »
L’artiste répond : – « Qu’est-ce donc qu’une tête ? Un visage disparaît toujours dans quelque chose. Un visage est indiscernable d’un casque. Tout se fond. »
Décision
Félix Deschamps Mak dirige l’apparition et la disparition des figures qu’il fait surgir sur la toile comme par pressentiment. Le peintre a droit au repentir, un droit de présence ou d’absence sur eux. Il arbitre seul. Comme lui, on sent couler la couleur (rouge) sur une autre couleur (noir), ce travail chromatique administre l’espace comme la pellicule d’un film qu’on aurait découpé pour jouer de l’absurde. Le contexte est recouvert, sur et entre, les figures. Le contexte ne nous aidera pas. Il n’y a rien à chercher dans le contexte. Les figures posées ici représentent des éléments individualisés et structurés, capable de se détacher de ce qui les entoure. La peinture est fraiche. Les figures sont enfermées en elles-mêmes. Elles ne posent pas. Elles ne s’interposent pas. Elles vous attendent comme Godot sur le dance floor lors d’une fin de party. Dans cette réclusion, on pense à l’isolement et à la solitude de notre société ultra-libérale.
Il ne sera pas possible d’entrer sans frapper.
La pratique de Félix Deschamps Mak se mue dans l’étonnement, sa recherche impose l’effroi, il y a paradoxalement un plaisir chez lui à égratigner la figure. Le critique demande : « Est-ce que cette femme tient une cigarette dans sa main droite levée au-dessus de son visage ? est-ce un stylo ou un pinceau ? est-ce bien là une femme ? »
L’artiste fera parler vos suggestions. Il vous répondra qu’il y a des silences qui s’attardent sur des êtres et d’autres qui sont bien plus bavards. On ne se réservera pas ici d’exposer un malentendu, ses peintures pour nous conserve la trace d’un « silence buvard ». Sentir la décision friable se tordre sous une multitude hasardeuse. Si une direction est prise, ce sera celle de composer avec une nouvelle pratique.
Anonyme à New-York I et II
L’artiste donne l’amusante description de ce « petit tableau pour grande ville » qui marque le souvenir d’un instant de bascule à New York. En face de lui, la scène se rejoue sans cesse : un homme tombe de son tabouret au moment dès qu’il entend les sirènes de police. De cet homme, il ne vous montrera ni le crâne fendu ni le sang caillé. Le cinéma et la photographie s’en chargeront à sa place. Sa peinture est survivance d’un souvenir, capable de dénoncer la violence d’une scène et de conférer une existence aux victimes annihilés comme le sont certains afro-américains.
En démarrant ce texte fleuve, j’évoquais le thème mémoriel présent en creux dans la peinture de Félix Deschamps Mak. À y regarder de plus près, l’épiderme peinte et repeinte aux teintes similaires à celles de l’écorce faisant corps avec l’arbre : la main ici si proche du « voir », saura nous rappeler que si certains ont cherché des traces dans ses œuvres, d’autres y trouveront des hommes.
Or, ici et pour la première fois, se dessinera la possibilité de voir les pupilles de l’œil hagard rouler sur le spectateur, cet œil sommé de ne plus être tout à fait sonné. L’effroi produit entre nos quatre yeux, peut se lire sur un visage blême avant de s’évanouir en souvenir. Félix Deschamps Mak lève les sourcils sur la violence quotidienne car il sait voir en la figure d’un « radicalement autre », la misère universellement humaine, pour ne pas manquer d’unir « pouvoir » et « devoir » en répondant à l’appel. Ses peintures survivront à leur propre mémoire.
[1] Félix Deschamps Mak (b.1996) est un peintre français, diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2021. Lauréat du Prix Marin en 2022, Felix Deschamps Mak a sa première exposition personnelle « Première Partie » en mars 2022 à la Galerie Lazarew à Paris. Il a également signé plusieurs scénographies, notamment pour Le Bourgeois Gentilhomme de Molière en 2019 et L’Avare de Molière en 2022, pièces jouées au Théâtre de la Ville de Paris. Félix Deschamps Mak est résident à la Casa de Velázquez pour l’année 2022-2023
[2] Evelyne Grossman, La Défiguration – Artaud, Beckett, Michaux, les éditions de Minuit.
[3] Emmanuel Levinas, Étique et infini, chapitre 7, le visage, pp.80-86
[4] On est redevable au philosophe, ibid, p.79.
[5] Félix Deschamps, « Figures », recueil d’archives historiques et personnelles, 947 pages, 50 ex, 2023
[6] Marsyas était un Silène de Phrygie. Il était prêtre et accompagnait la déesse Cybèle dans ses voyages. La déesse Athéna avait fabriqué une flûte avec des os de cerf et en avait joué lors d’un banquet. Les dieux furent charmés par sa musique, mais elle s’aperçut que les déesses Héra et Aphrodite se moquaient d’elle. S’étant vue dans le miroir d’un étang alors qu’elle en jouait, elle constata que son visage se déformait. Athéna en colère jette la flûte loin d’elle.
Marsyas passant par là, trouve la flûte et essaie d’en jouer. Il s’aperçoit que la flûte joue toute seule la musique d’Athéna. Fier de sa trouvaille, il défie Apollon le dieu de la musique dans un concours à l’issue duquel le gagnant a tous les droits sur le vaincu. Apollon exige que Marsyas joue de la flûte à l’envers et chante en même temps, ce qui est bien sûr, impossible. Marsyas est perdant, et Apollon l’attache à un arbre et l’écorche vif. Le sang de Marsyas se répand et forme un fleuve qui prendra son nom.
[7] Emmanuel Levinas, Étique et infini, chapitre 7, le visage, p.81.
[8] Ibid, p.80.
[9] Ibid, p.80.