Un jour, dans les années 90, deux collectionneurs (Sybil Albers et Gottfried Honegger, également artiste) découvrent un château laissé à l’abandon, dans le cadre idyllique d’un parc du sud de la France. Sous le ciel bleu et face à un paysage de maisons illuminées de soleil et de vie, le château est particulièrement charmant et original puisque construit selon un plan triangulaire. Ils s’y installent et créent l’Espace de l’Art Concret (Mouans-Sartoux). Quelques années plus tard, ils font une importante donation à l’Etat français qui, en échange, construit un nouveau bâtiment pour abriter les collections du musée. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la Donation Albers-Honegger: à travers un nouvel accrochage tout en minimalisme, l’art concret se célèbre avec sobriété et élégance.
Un musée qui fête l’anniversaire de sa plus importante donation ne se résume pas à quelques bougies posées sur un gâteau dégoulinant… Il s’agit plutôt de célébrer l’histoire du musée et l’œuvre de tous ceux qui ont participé à sa renommée. Ainsi, la directrice du musée, Fabienne Grasser-Fulchéri, a choisi de présenter onze artistes en onze salles, la plupart ayant occupé une place importante dans les dix années d’existence de l’Espace de l’Art Concret. Sans explication si ce n’est un brin d’introduction, les œuvres s’imposent au spectateur avec toute leur froideur. Froideur, oui, car, rappelons-le, l’art concret est un art qui se débarrasse de toute forme de sentiment ou d’affect, bien souvent sans couleur, sans trace de l’artiste. Né dans les années 30, théorisé à l’extrême, l’art concret efface les frontières et considère sur un pied d’égalité l’art et l’artisanat. En somme, l’art contemporain comme le public le déteste bien souvent; mais ici, il n’est plus hermétique ou incompréhensible, non. Mis en valeur grâce à une architecture épurée et lumineuse (conçue par Annette Gigon et Mike Guyer), l’art concret séduit. Il n’existe pas une salle sans fenêtre, sans ouverture sur le paysage naturel et urbain: en communiquant avec les arbres du parc ou en face à face avec la ville de Mouans-Sartoux, les œuvres se présentent dans une lumière de vie. Les formes géométriques ondulent selon la lumière et révèlent toute leur force.
L’architecture, bien que toute en angles droits, s’enroule comme un escargot et le visiteur déambule en spirale, montant d’étage en étage, passant ainsi d’artiste en artiste avec une certaine jouissance. Il y a dans cet accrochage beaucoup de noblesse: onze petites monographies c’est autant d’honneurs, et il est touchant d’observer les différentes pierres de l’histoire de cette donation.
L’exposition commence par Max Bill, artiste suisse, qui veut abolir toute forme de hiérarchisation entre les arts et dont les œuvres formulent une géométrie universelle, compréhensible sans aucun filtre émotionnel ou culturel. Des toiles aux formes carrées et une chaise illustrent son propos. Puis c’est au tour de Sonia Delaunay, qui s’inscrit dans la même lignée de reconnaissance des arts appliqués: elle qui appliquait ses motifs ronds et colorés à toute forme de supports est ici fort bien représentée, avec des tissus et un tapis. Vient ensuite le tour de Bernar Venet: des barres métalliques tordues reposent sur le sol face à une grande ouverture lumineuse. Plus loin, François Morellet, Gottfried Honeger, Herman de Vries… De salle en salle, on découvre des adeptes du blanc, des sculptures monolithiques, des calculs mathématiques. La contemplation est pure, débarrassée de tous ces oripeaux, et si parfois les sculptures dansent dans la lumière et nous évoquent des visions mouvantes, c’est dans le secret le plus intime que l’on gardera ces trahisons aux préceptes de l’art concret.
Toutefois, une artiste dénote particulièrement et atteint l’âme du spectateur. Marcelle Cahn, artiste modeste vivant dans une chambre-atelier minuscule et fabriquant des sculptures avec les objets de son quotidien, est ici magnifiquement représentée, notamment grâce à un petit totem. Fabriqué avec une ancienne boîte de médicament, ce totem brûle du feu de l’imaginaire de cette artiste, qui a créé jusqu’à la fin de sa vie, tremblante et recluse dans un univers de maison de poupée.
Un soupir, un sourire, et l’art concret se révèle absolument passionnant. Une œuvre donne le ton de cet art souvent surprenant, signée par Bernard Aubertin. Sur le mur, des carrés. Au-dessus de ces carrés, des traces brunes. En s’approchant, on aperçoit des milliers d’allumettes carbonisées: les carrés ont été enflammés lors d’une performance particulièrement impressionnante, laissant ainsi à l’aléatoire le rôle de l’artiste créateur. L’incandescence disparue a marqué le mur de son souvenir: quelques minutes enflammées et les carrés sont à jamais hantés par les milles formes qu’auraient pu prendre la trace de leur feu. Ou quand l’art concret flirte avec le danger…