Entrer dans l’atelier d’Emmanuel Gatti marque le passage vers un univers singulier: une presse à taille douce située au centre, des œuvres disposées, çà et là, sur des étagères ou sur une table. En levant le regard, on aperçoit une œuvre accrochée au mur, qui rappelle des grottes ou des roches.

La matière de ces œuvres manifeste une tension entre les genres. Notre première impression nous évoque celle de la peinture, du fusain, ou même de la photographie. Mais c’est par la gravure qu’Emmanuel Gatti brouille les distinctions qui s’établissent entre les techniques. Il s’affranchit alors des critères de représentation classique de la gravure, traditionnellement associée à l’artisanat, à un petit objet précieux, au repli ou à l’intériorité.

Emmanuel Gatti, blue
© Emmanuel Gatti, Blue, Morsure directe sur trame d’aquatinte. 70×100 cm, 25ex., Laurier 300g
Emmanuel Gatti, plaine
© Emmanuel Gatti, Plaine, Morsure directe sur trame d’aquatinte, 80×350 cm, 5ex., Laurier 300g
Emmanuel Gatti, Guysin
© Emmanuel Gatti, Guysin, Morsure directe sur trame d’aquatinte, 80×350 cm, 5ex., Laurier 300g

La matière et le format des œuvres d’Emmanuel Gatti dénotent sa recherche d’émancipation vis-à-vis des normes de l’estampe. La gravure « Anthropocène », haute de deux mètres instaure un dialogue nouveau avec l’espace et l’architecture. Elle s’élève par la manière dont le noir épouse le blanc, devenant de plus en plus dense à mesure que le visiteur lève le regard vers le haut de l’œuvre, comme pour souligner cette grandeur et cette verticalité. La matière fait apparaître un contraste entre des écoulements noirs, semblables à de la peinture, et une autre plus aérienne empreinte de fragilité et de douceur.

Emmanuel Gatti, anthropocène
© Emmanuel Gatti, Anthropocène, Morsure directe sur trame d’aquatinte, 220 x130 cm, 5 ex. et 2 épreuves d’artistes, Arches 380g.

À travers ce geste presque subversif, Emmanuel Gatti interroge également la création en faisant des collaborations avec des photographes. Un échange a lieu entre deux créateurs, questionnant alors l’origine de la photographie, mais également l’essence des images à travers la reproduction et le multiple. Ancré dans un contexte culturel où il y a une fascination pour l’œuvre unique, l’artiste veut changer le regard sur la gravure en tentant de définir le multiple comme étant original.

© Emmanuel Gatti, grand paysage noir
© Emmanuel Gatti, Grand paysage noir, Morsure directe sur trame d’aquatinte, 15ex., 70×100 cm, Fabriano 280g
Emmanuel Gatti, Great french nudes
© Emmanuel Gatti, Great french nudes, 50×35 cm, 25ex., Fabriano 280g
Emmanuel Gatti, Himalaya
© Emmanuel Gatti, Himalaya, 70×100 cm, 25 ex., Fabriano 280g.

L’artiste pratique également les Transferts photo. En fabriquant lui-même son support, il détourne toute une industrie photographique qui s’est démocratisée. Il s’agit de la recomposition d’une image, de la transformation du monde visible en une nouvelle réalité. Mais cette présence ambigüe du monde réel dans les photogravures, entre l’imaginaire et le souvenir, remet en question notre perception et notre mémoire.

Dans une imagerie ou le paysage domine, de manière presque primitive, l’homme semble être absent même si sa présence est parfois évoquée par un objet. De cette façon, la photogravure « Amsterdam » met en scène, dans l’angle d’une pièce, une lampe qui est placée dans l’ombre que crée la lumière qui passe par une fenêtre.

Emmanuel Gatti, Amsterdam, 50x35. 25 ex. Fabriano 280g
© Emmanuel Gatti, Amsterdam, 50×35 cm, 25 ex., Fabriano 280g.

Mais lorsqu’il n’y a aucun élément qui suggère la présence de l’homme, c’est la mémoire qui permet d’engager le rapport entre l’homme et la perception. Grâce à l’abstraction, au flou, au caractère polysémique des gravures, le spectateur peut y voir une forme de projection mentale, comme si elles étaient le fond d’un décor de théâtre qui pouvait se transformer selon les souvenirs de celui qui regarde.

La poésie créée par la multiplicité des interprétations tirées de l’image d’origine rend le visiteur actif dans la réception de l’œuvre. La photogravure « Forêt Rouge » évoque, par un dégradé de couleur, le paysage d’une forêt, un soir d’automne. Le flou permet alors une certaine appropriation de l’image, la projection de la pensée vers un souvenir vague, une impression. Ces images peuvent alors être associées à des réminiscences comme si elles surgissaient de la mémoire. Présentes, mais floues, elles dégagent, plutôt qu’un souvenir précis, une atmosphère particulière rendue par la couleur, par une forme qui se dessine grâce aux différences de grain, d’intensité.

Emmanuel Gatti, Forêt rouge
© Emmanuel Gatti, Forêt rouge, Transfert photogravure. 25 ex., Format papier 50×35 cm, Fabriano 285g
Emmanuel Gatti, Nude
© Emmanuel Gatti, Nude, Transfert photogravure. 25 ex. Format papier 50×35 cm

La présence de l’homme est donc interrogée dans son rapport au monde réel, aux images, à la perception mais aussi à sa mémoire. Ce questionnement est d’autant plus manifeste qu’Emmanuel Gatti a exposé lors de l’exposition « Anthropocène », époque de l’histoire caractérisée par l’empreinte irréversible de l’humanité sur son environnement.

Emmanuel Gatti, exposition collective Anthropocène galerie Joseph
© Emmanuel Gatti, Anthropocène, grande morsure directe. Vue de l’exposition collective AnthropocèneGalerie Joseph. Commissaires d’exposition: Guido Romero Pierini et Clara Pagnussatt. Mai 2018, Paris.

Aussi peut-on voir une métaphore de « l’Anthropocène » dans ces œuvres: le rapport de l’homme à la nature est semblable à celui d’Emmanuel Gatti sur ses gravures. Il intervient manuellement sur l’image, avec un geste presque agressif, comme une censure. Ce geste irréversible sur l’image, mais aussi subversif dans le rapport qu’il entretient avec les autres techniques, peut rappeler, à travers le geste de l’homme sur l’art, celui de l’homme sur la nature.

Emmanuel Gatti, paysage sous surveillance
© Emmanuel Gatti, Paysage sous surveillance