« [La peinture] avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées1 ».

Eléonore Deshayes, Composition I , Huile sur toile, 73x60cm – 2019 © Eléonore Deshayes

Les paysages d’Eléonore Deshayes procèdent d’un cheminement précis. L’artiste travaille dans un premier temps à partir de ses propres photographies amatrices de paysages, prises au cours de voyages à travers le monde. Ces photographies sont retravaillées en numérique, de sorte à composer, à partir de certains éléments sélectionnés puis détourés, un «catalogue de visuels». Le croquis et le dessin dans un deuxième temps synthétisent ces fragments détachés avant d’en passer, dans un troisième et dernier temps, à l’élaboration des œuvres paysagères.

L’outil photographique, indispensable au projet artistique, incite au jeu entre figuration et abstraction depuis des effets de grandeur, de flou, de transparence, de superposition, de planéité et de profondeur de champ. En particulier pour cette artiste plasticienne qui a su ainsi s’émanciper de la dite maîtrise perspective pour affirmer la présence du plan pictural structuré à la manière d’une tapisserie. D’emblée, l’objectif impose un cadre face à l’immensité de la nature qui empêche de mesurer et de cerner à hauteur d’homme. D’emblée, il impose le détail et la détaille. D’emblée, il annonce le montage. De l’espace réel perçu par l’œil derrière l’objectif à l’espace illusoire peint par la main et l’esprit sur la toile.

Eléonore Deshayes multiplie – possiblement – à l’infini ce premier morcellement en prélevant, recueillant et assemblant des fragments de natures hétéroclites. En d’autres termes, l’artiste se sert du monde réel comme d’un répertoire de couleurs, formes, motifs et textures à extraire, mélanger puis recomposer. Se recrée dès lors un ensemble paysager autonome, totalement neuf et original. Un morceau de nature synthétique feuilleté, irréel, fabriqué par le souvenir gonflé d’images mentales. Un patchwork, pourrait-on dire, un rapiècement, une couture d’images. Un décor, au sens noble du terme. 

Les paysages engagent l’exercice mental, visuel et, même, spirituel. L’artiste projette sur la toile ses vues intérieures librement réinventées. Les aplats de couleurs vifs, acidulés, quelquefois vaporeux, colorent les formes, et les échelles, proportions, orientations varient, sans toujours se fier aux règles de la nature. Le spectateur n’est pas en reste dans cette affaire. Lui aussi est libre d’imaginer. À son tour, il peut projeter sa mémoire visuelle et mettre en mouvement ces paysages figés. Les sinuosités ou coulures de peinture guident l’œil qui se promène sur des sillons et des lianes qui l’emmènent vers le hors-champ palpable. L’œuvre transporte l’esprit du spectateur plus loin, au-delà de l’espace pictural, afin que celui-ci active sa mémoire sensorielle et fasse à son tour l’expérience de cette « matière hyperaffective ». Le paysage n’existe pas dans la nature. Il est toujours constitué par le sujet. Avant lui et en dehors de lui, le paysage ne peut exister. 

Eléonore Deshayes se nourrit d’une tradition iconographique pour mieux s’en détourner. Le paysage n’est qu’un prétexte à la richesse de l’expérimentation plastique et à la quête de connaissance que celle-ci entraîne nécessairement. Le paysage devient un territoire d’appropriation et de récréation autant personnel qu’universel. Une unité multiple qui reconstitue toute l’abondance, la fertilité et la générosité des étendues naturelles capturées puis délivrées en pièces sur pan de toile.

Eléonore Deshayes, Presqu’île, Huile sur toile, 100x100cm – 2017 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Nuit écarlate, Huile sur toile, 100x100cm – 2018 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Mise à jour, Diptyque – Huile et pastel sur toile – 130x170cm (130x85cm x2) – 2019 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Nébuleuse, Huile, pastel et fusain sur toile – ø80cm – 2019 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Les belles herbes, Huile, pastel, fusain et encre sur toile – 80x100cm – 2019 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Météores , Huile et mine de plomb sur toile – 30x30cm – 2020 © Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Eau blanche, Huile, encre et fusain sur toile – 27x22cm – 2020© Eléonore Deshayes
Eléonore Deshayes, Encre rouge n°5, Encre sur plaque de polypropylène – 50x40cm – 2021 © Eléonore Deshayes

1 Maurice Denis, « Définition du néo-traditionalisme » (1890) cité in Joseph Mashek, Le Paradigme du tapis. Prolégomènes critiques à une théorie de la planéité, traduit de l’anglais par Jacques Soulillou, Genève, Mamco, 2011, p. 50-51.

Ces mots appartiennent à Maurice Denis, chef de file des « Nabis », pour qui la peinture devait rompre avec la tradition du chevalet, soit la représentation perspective illusoire, pour rejoindre quelque chose de plus propre au médium pictural. Or qu’est-ce qu’une peinture si ce n’est une toile plate ou surface plane sur laquelle sont apposés couleurs, motifs et formes depuis un certain agencement ? Ce n’est qu’alors que cet assemblage plat peut donner à voir autre chose que la simple matière picturale : un personnage, un paysage, des objets qui vont jouer sur un effet de planéité-profondeur que permet le médium pictural (car il s’agit de manifester ostensiblement, sans l’illusion perspective, les possibilités dont regorgent le médium pictural). En cela, la peinture est donc comme un tapis ou une tapisserie, n’en reprenant ni plus ni moins l’aspect structurel du plan coloré. En cela également, la peinture se veut décorative, elle est un « décor ».