Des meules de foin déposées géométriquement sur la ligne d’horizon d’un champ de blé. La fragrance entêtante d’un fumier fraîchement épandu, mêlée aux effluves d’une carrière de Mimosas argentés. Le murmure lancinant d’une bande de mouches autochtones suspendu par le cliquetis syncopé des cornadis métalliques où s’entrechoquent la puissance des encolures bovines. Au loin, le ronronnement d’un tracteur enroué par l’abrutissement d’un itinéraire journalier répétitif. C’est dans l’assiduité de ce décor agricole que les performances queer de Damien Rouxel se déploient.
Fils aîné d’une famille d’éleveurs des Côtes-d’Armor, le jeune breton s’adonne très tôt à la recherche d’une identité plurielle, refusant les rôles que son milieu semble lui imposer. Photographe, performeur et sculpteur, Damien Rouxel campe son studio au coeur de l’exploitation laitière familiale, transformée en set photographique pour les besoins de ses recherches artistiques, où sont disséqués les thèmes du genre, de l’animalité, de l’image de soi et de la métamorphose.
Loin d’un travail de soliste, l’artiste convie également à l’écran sa sœur et ses parents qui, entre deux besognes agraires, s’abandonnent à ces activités désinvoltes.
« La métamorphose est ma seule chance de survie dans ce monde »[1]
Le jeune artiste accouche d’une oeuvre souvent électrique, qui repose invariablement sur des mises en tension. Celle, par exemple, entre la fluidité d’une recherche identitaire sans borne, et la rigidité présumée des rôles sociaux en milieu rural. Dans un univers où les destinées familiales semblent gravées dans la pierre « Tu reprendras la ferme mon fils », l’artiste rétorque impunément par l’expression de son identité queer. Celle encore entre la réalité d’un labeur continu, alimenté par la roue d’un temps agricole cyclique, et l’espace de jeux proposés par l’artiste à sa famille. Parenthèses frivoles perturbant la constance d’un quotidien laborieux, les shootings à la ferme se transforment en de véritables repas de famille, que chaque membre vient rejoindre subrepticement entre deux corvées agraires.
Enfin, les oeuvres de Damien Rouxel sont l’occasion d’une rencontre entre deux univers qui semblent à priori se bouder : le monde de l’agriculture, et celui de l’art contemporain. L’artiste agit alors comme un bâtisseur social. Guidé par la clairvoyance d’un insider, il édifie des passerelles entre ces deux univers parallèles. Loin des visions idéalisées ou mythifiées décrites par Millet ou Van Gogh, on aperçoit dans les images-histoires de Rouxel un monde agricole non-conventionnel, contemporain et en pleine mutation.
Jeux & Labeur, Destinées familiales et recherches identitaires, Haute culture et Culture Pop. C’est en se jouant de ces antagonismes apparents que le photographe trouve un moyen de se relationner à son milieu.
Dépassant une vague initiale d’opposition à sa terre d’origine, l’artiste cultive au contraire un contact étroit, nourri par de fréquentes résidences artistiques à la ferme familiale. La confrontation est souvent frontale, mais jamais violente.
HÉRITAGE
Dérivé de heres, heredis
1) Celui qui devient maître par succession
2) Maître, propriétaire
3) Botanique : bourgeon, pousse
Le combat de Damien Rouxel peut en réalité résonner auprès de la plupart d’entre nous, en ce qu’il touche à la gestation de son propre héritage, cette parcelle dont on écope inexorablement, et qui peut engendrer, à condition d’être fertilisée, un espace prodigieusement fécond. C’est ainsi à travers ce dialogue au corps à corps que l’artiste découvre de nombreuses résonances avec ce milieu qu’il a dans un premier temps renié.
Un des premiers lieux de rencontre se situe aux marges d’une société humaine discriminante. De l’agribashing à la queerophobie il n’y a qu’un pas. Celui du rejet de ce qui est identifié comme différent, ce que l’on se défend d’être, ou craint de devenir. En ayant grandi discordant dans un monde marginalisé et marginalisant, Damien Rouxel s’interroge inéluctablement sur l’Autre. Il s’adonne alors à la création d’images souvent déviantes par rapports aux rôles genrées et à l’hétéronormativité dominante.
Cette recherche sur l’Otherness trouve son paroxysme dans l’exploration du concept d’Animalité. Les résonances de ces travaux sont d’autant plus aigües qu’elles prennent source au cœur du monde agricole, ce point névralgique de la rencontre entre le monde animal et celui des humains. L’étable est ce lieu où les éleveurs se plient au rythme de vie du troupeau, qui lui adhérer à son tour aux exigences de productivité et de rentabilité imposées par ses maîtres. Dans le sillon de Jacques Derrida, et de son concept d’Animots, les travaux de Rouxel nous interrogent sur le bienfondé de la distinction ontologique entre humains et animaux.
Un second espace de conciliation entre l’artiste et son milieu réside dans le travestissement. Accessoires drag pour Damien, qui sélectionne minutieusement plumes, fards à paupières et chemises à paillettes avant d’entrer en scène.
Blouse de travail pour ses parents, véritable attirail queer qui s’ignore, estompeur de toute différence genrée.
Enfin, c’est autour du dévouement quasi monastique envers une profonde vocation que la famille semble trouver un consensus, vibrant à l’unisson de l’amour du travail, cet engrais qui abreuve le quotidien de l’agriculteur comme celui de l’artiste.
Ainsi, et toujours, la culture comme point de rencontre.
[1] Extrait « Mon anonymat” , prise de parole, Damien Rouxel, 2017