Sur la mâchoire découverte des squelettes humains court le rire aveugle et sarcastique qui effraie les vivants. C’est un sourire sans lèvres, monstrueux et obstiné, une expression sans objet que rien n’infléchit. De leurs yeux sans orbites les crânes aveugles nous suivent comme pour se moquer de nous voir ignorants et en vie, eux qui, de l’autre côté, savent. Mais le rire est jaune comme la mâchoire est blanche: il n’y a pas de rire pour ceux qui savent.
Ce frisson glacé de la certitude parcourt le travail de Coco Fronsac. Ses photos, vieillies et jaunies par le temps, rongées par l’usure, sont recouvertes de traits fraîchement dessinés, à la va-vite: le choc de temporalités que l’artiste nous présente institue à chaque fois le photographe en figure omnisciente. Il n’est plus celui qui, ayant photographié, consignait des fragments du passé pour leur donner une vie autonome (celle, magique, passée au filtre de son objectif). Il est l’œil implacable, celui qui voit simultanément le passé et le futur et qui peut dire qui de ses modèles vivra ou sera mort, x années plus tard. Dans la seconde série de « La mort n’en saura rien », il est la figure qui reste, la seule qui nous fixe de son regard monstrueux; le photographe est devenu la mort elle-même, cette traîtresse qui se cache au milieu des vivants pour mieux les surprendre.
Dans l’apparent pessimisme de ses photographies, Coco Fronsac nous rappelle à la mythologie qui entoure les appareils de prise de vue. Dans « La macchina ammazzacattivi », Roberto Rossellini nous racontait l’histoire de ce photographe dont la machine livrait à la mort ceux qui avaient posé pour lui. Chez les surréalistes, la pratique du portrait était volontiers assimilée à la décollation. Aujourd’hui même, des films comme « Destination Finale » réactualisent le principe: chaque fois qu’une image gagne la vie autonome promise par l’appareil, le modèle devra en payer le prix de sa propre vie.
Mais, derrière ces interrogations trop graves, Coco Fronsac se moque de son propre geste, presque enfantin. Elle joue à nous faire peur avec quelques traits incertains comme on peut se faire peur, petits, en portant un déguisement approximatif. Loin d’être omniscient, Coco Fronsac n’est qu’un Homme qui joue à l’apprenti-sorcier. Elle n’en sait pas plus que les autres: prédire notre mort à venir, la belle affaire! L’ironie dont elle fait preuve, cependant, n’est pas anecdotique. Elle est la marque du vivant, cette force inhérente à l’humain, capable de rire malgré la mort qu’il sait prochaine. La main qui dessine des têtes de mort est cette main qui rit d’elle-même et de sa propre finitude: elle précède la mort pour l’exorciser, va à son devant pour la mettre à distance, comme l’enfant caché sort du placard de peur qu’on ne le trouve. Mais le langage enfantin est naïf pour de faux. Feignant de vouloir cacher une bêtise, celle d’avoir ri de la mort, Coco Fronsac chuchote « (qu’elle) n’en saura rien ». Mais peut-on lui cacher quoi que ce soit, à elle qui viendra et qui saura nous trouver, même cachés au fond d’un placard?
L’artiste regarde la mort mais voit, à travers et devant elle, la vie. Dans la série « Turbulences », des images floues sont découvertes par bandes, comme des coups de raclette sur une vitre embuée. Derrière la vitre, la mort. Devant, le souffle des vivants. Entre le passé et le futur de « La mort n’en saura rien » il y a l’incertitude du présent, seule temporalité préservée du trop-plein qui sature. C’est dans les interstices que réside le rire. Entre la photo jaunie et les têtes de squelette existe le temps du dessin. Pour attester de la vie restent les traits de l’artiste, et son rire.