Chaque jour, aux Etats-Unis, 40 millions de gobelets plastiques sont utilisés pour consommer des boissons chaudes. 984 100 litres d’essence sont brûlés chaque minute par les moteurs des voitures. 9 960 prospectus publicitaires sont distribués toutes les 3 secondes dans les boites aux lettres du pays. L’artiste Chris Jordan définit les pratiques aboutissant à de telles quantités de « comportements inconscients ». L’idée est que nous prenons part, en vivant en société, à un processus de consommation effrénée auquel nous ne réfléchissons pas vraiment. Acheter un café dans la rue en allant au travail, utiliser un sac plastique pour transporter ses courses, sont autant de petits gestes du quotidien insignifiants, mais qui, répétés par tous les êtres humains, aboutissent à ces chiffres astronomiques. Pourtant, notre cerveau peut-il réellement saisir l’immensité, la terrible signification de ces nombres ?
D’après Chris Jordan, c’est impossible. Nous ne pouvons pas assimiler de telles statistiques, en tirer un sens. Énoncer des valeurs aussi gigantesques n’a donc qu’une portée limitée. L’artiste, fils d’un businessman photographe à ses heures perdues, lui-même ancien avocat vivant à Seattle, a tout lâché il y a une vingtaine d’années pour se consacrer pleinement à sa passion, la photographie. Celle-ci lui sert à mener à bien son combat, la lutte contre les abstractions. Son but, dessiner d’un trait plus précis la culture dans laquelle nous vivons. L’art à la rescousse du cerveau, pour nous faire visualiser ces nombres que nous ne comprenons pas, la portée de nos « comportements inconscients » sur l’environnement et la société.
Ainsi, entre 2003 et 2006, il réalise la série « Intolerable Beauty : Portraits of American Mass Consumption », images de gigantesques piles de déchets engendrées par le consumérisme à l’occidentale.
© Chris Jordan, Wall of Drums, 2003, Intolerable Beauty.
© Chris Jordan, Oil filters, Intolerable Beauty.
© Chris Jordan, Spools, Intolerable Beauty.
© Chris Jordan, Crushed cars, Intolerable Beauty.
Mais ces piles de déchets, bien qu’impressionnantes, n’étaient toujours pas à l’échelle de notre consommation, ne révélaient que la pointe de l’iceberg. En effet, cette consommation de masse est invisible puisque divisée en des milliers de petits gestes accomplis sur la terre. Impossible de réunir tous les déchets à un endroit. Ce sont donc les statistiques qui vont permettre à l’artiste d’agréger ces comportements éparpillés.
Les travaux des séries « Running the numbers », réalisés entre 2006 et 2010, sont d’immenses panneaux photographiques à double échelle. De loin, le spectateur a devant lui une banale photographie d’art contemporain, une reprise d’un tableau de Van Gogh, ou un dessin numérique de la lune. Mais lorsqu’il se rapproche de l’œuvre, il en distingue progressivement le détail : un objet photographié puis reproduit numériquement des milliers de fois pour représenter une statistique choquante, à l’impact catastrophique sur la planète ou la société. Une étiquette est accolée à l’œuvre, énonçant l’information correspondante.
© Chris Jordan, Plastic Bottles, 2007, 60×120″, représente deux millions de bouteilles en plastique, soit la quantité utilisée aux Etats-Unis toutes les cinq minutes.
© Chris Jordan, Plastic Bottles, Partial zoom.
© Chris Jordan, Paper Bags, 2007, 60×80″, représente 1.14 million de sachets de supermarché en papier, soit la quantité utilisée chaque heure aux Etats-Unis.
© Chris Jordan, Paper Bags, zoom.
© Cans Seurat, 2007 60×92″, composé de 106 000 canettes, soit la quantité utilisée aux Etats-Unis toutes les trente secondes.
© Chris Jordan, Can Seurat, Partial zoom.
© Chris Jordan, Can Seurat, zoom.
Chris Jordan parle d’un processus de prise de conscience. Avec lui, l’art est ambigu, entre beauté et malaise. Il retrouve l’une de ses fonctions intrinsèque, délivrer un message révoltant, choquant, au détour de quelque chose d’agréable pour l’œil. Chris Jordan nous tend un piège. Il invite le spectateur à avoir une conversation qu’il ne veut pas avoir, à réaliser l’impact de sa vie sur l’environnement, à ouvrir les yeux tout simplement. Selon lui, la culture américaine est sous anesthésie, les gens agissant sans mettre en perspective leurs habitudes, sans y réfléchir d’un point de vue global. Ses œuvres, en montrant l’impact d’un petit comportement répété à l’infini, invitent le spectateur à se réapproprier ses actions, à se sentir responsable. Responsabilité qui est la base d’un futur changement, à la fois individuel et sociétal.
Chris Jordan choque, fait peur, nous pousse dans nos retranchements moraux, et c’est exactement ce qu’il cherche. Pour lui, nos actions sont motivées par la peur de leurs conséquences. Lorsque nous serons davantage effrayés par les conséquences de nos « comportements inconscients » que par celles d’une refondation totale du fonctionnement de la société, alors celle-ci pourra changer.
Hautement interactives, ses œuvres se vivent, se sentent, nous permettent de regarder autour de nous avec un œil plus avisé : notre cigarette, premier pas d’un processus qui mène à 1 100 décès quotidiens au Etats-Unis, le sachet plastique contenant nos courses s’ajoutant aux 239 999 autres utilisés toutes les dix secondes dans le monde, etc.
Ses œuvres poussent le spectateur à en savoir plus, la curiosité, la révolte étant les prémices de l’action.
Ne s’arrêtant pas à la visualisation de statistiques effrayantes, Chris Jordan photographie tout ce qui le révolte. Ainsi, mentionnons deux autres de ses travaux, « In Katrina’s Wake », photographies des destructions provoquées par l’ouragan du même nom, et « Midway », projet visant à faire connaître le terrible sort que connaissent les albatros sur l’île Midway, au large de l’Océan Pacifique. Les bébés y sont nourris de déchets plastiques trouvés dans la mer, que leurs parents confondent avec de la nourriture. Les photographies, choquantes, dépeignent ces centaines d’oiseaux morts, éventrés, et dont coulent des entrailles, briquets, bouchons de bouteilles, et autres plastiques colorés.