Née en 1972 à Osaka, au Japon, Chiharu Shiota vit et travaille aujourd’hui à Berlin où elle a été l’élève de Marina Abramović et de Rebecca Horn. Elle représentera le Japon lors de la 56ème édition de la Biennale de Venise. Sa création artistique mêle à la fois inspirations contemporaines et héritage nippon. Très exposée dans son pays natal, l’artiste présentera au sein du pavillon japonais, une exposition intitulée « The key in the hand ». Cette installation qui nécessiterait 50 000 clés, répond aux questionnements usuels de l’artiste, en interrogeant la mémoire et sa recherche continuelle d’apaisement. De ses dessins à ses installations et performances, l’artiste traite de nombreuses appréhensions, par un épanchement déroutant.

Les objets qu’elle utilise sont principalement de vieilles valises, des lettres, de vieux pianos, des robes fantomatiques, et appellent tous un retour en arrière. Mais la particularité de son travail réside dans l’emploi récurrent de fils tissés, de câbles, de tiges métalliques, qui transforment l’espace en une gigantesque toile d’araignée. Beaucoup placent le corps comme sujet principal de son œuvre, mais c’est indirectement qu’on distingue l’être dans cet entrelacs de messages. Les formes deviennent des ombres, les enveloppes sont vides et dans la majorité de ses installations, les objets sont fouillés par cet enchevêtrement de fils, dont on ne distingue pas les confins.

Ces structures aériennes, à la manière de Gego, emprisonnent puis protègent; et dans cette forêt obscure pour le regard – berceau rassurant ou décor angoissant? – l’artiste installe des portes, des objets divers, placés là comme préservés du temps. On repense alors au travail de Louise Bourgeois et notamment à son araignée géante, enserrant des éléments de tapisserie ancienne. L’évocation du souvenir et de sa nostalgie est assez récurrente dans la construction artistique de Chiharu Shiota qui joue aussi beaucoup avec le rôle de l’existence, son absence et sa confusion. Cet amas omniprésent de liens, enserrant la proie fragilisée par le temps, ravive la disparition de ce qui fut en vie. Et c’est cette continuité funéraire qui transparaît dans son discours.

Il existe une réelle angoisse de la mort dans les coutumes et rituels japonais: de nombreux mythes de la tradition shintô – comme celui d’Izanagi – confessent une profonde appréhension quant au retour des âmes, à la poursuite des vivants. Les cérémonials funéraires sont ainsi habituellement tournés vers cette volonté de consoler l’âme du défunt, et de l’aider à partir en paix. Ainsi à l’instar du mythe du Styx (un des fleuves des enfers en Grèce antique), le défunt naviguera sur le Sanzu-no-kawa (fleuve de la mort) situé entre le monde des vivants et l’autre monde.

Cette métaphore de l’itinérance, support poétique du travail de Chiharu Shiota, rejoint la thématique exploitée lors de son exposition au MIMOCA (Marugame Genichiro-Inokuma Museum of Contemporary Art). L’artiste japonaise aborde en effet dans une installation intitulée « Where Are We Going? » la recherche de son identité, l’éloignement de son pays et de sa culture natale, à travers différents symboles: une barque (celle de Charon?), une pièce remplie de vieilles valises, et une avalanche de longs câbles rouges. Tout est questionnement autour du souvenir, de la mémoire, des transitions et des liens tissés à l’intérieur de l’être humain, le reliant au passé et à ses interrogations. Les rites japonais et pratiques traditionnelles (bouddhisme, shintoïsme), amènent en effet à un culte des ancêtres très marqué.

L’artiste utilise au travers de son œuvre, une représentation contemporaine pour aborder ses démons, et ceux de nombreuses croyances. Le Japon entretient effectivement avec son passé une relation ambiguë, empreinte de tabous et d’une pudeur complexe, précisément pour les antécédents les moins vertueux. Un professeur d’histoire japonais (matière optionnelle et abrégée dans les lycées) confie ainsi au journal Libération en 2012, que les japonais ont une « approche très émotionnelle » vis-à-vis du passé de leur pays.

Les portes souvent utilisées dans les installations de Chiharu Shiota (« Other Side », Haunch of Venison, New York) et reprises dans ses dessins, sollicitent elles-mêmes un transport. De l’oubli à la postérité, du malaise à l’apaisement, le tracé illustre des formes sombres en suspension, des lignes et des racines, des traits marqués qui les replacent dans l’univers arachnéen caractéristique de l’artiste. Dualité omniprésente du rouge et du noir et de cette errance chargée d’escales; une démarche à reculons dont l’issue est différente pour chacun. Ces accumulations d’objets, flottants, vieillis par le temps, apprivoisés dans des espaces consacrés à la reconnaissance (évoquant les assemblages de « Réserve » de Christian Boltanski et son travail sur l’absence) sont une sauvegarde contre l’oubli. La distinction entre la réalité et le rêve (cauchemar?), le passé et le présent, apparaît aussi floue que celle entre l’artiste, son corps, et son art.

Les performances « Becoming Paint » et « One Line » (Australia National University of Canberra, 1994) installent justement Chiharu Shiota au deçà de sa peinture; l’artiste ne faisant plus qu’un avec l’œuvre. Et dans cette symbolique, on retrouve aussi les couleurs et les messages funèbres constamment invoqués par le reste de son travail; les drapés blancs abondamment recouverts de peinture rouge, le corps comme ensanglanté, faisant écho aux « passions » ritualistes d’Hermann Nitsch.

Suspendus dans le temps et l’espace, la réalité et le spectateur sont dans le trouble, et cette quête tourmentée d’identité lui permet autant d’appropriations que de fils dans lesquels il peut s’emmêler. Ainsi l’artiste permet-elle aux souvenirs de s’apaiser, et comme les âmes des défunts, de disparaître en paix.