Un entretien Boum! Bang!

Né en 1980, le photographe et vidéaste français Charles-Henry Bédué concentre son travail sur une recherche personnelle et existentielle, s’étudiant lui-même à travers son objectif. Comme Carl Gustav Jung, « dans l’obscurité de quelque chose d’extérieur, je découvre sans la reconnaitre, ma propre vie psychique », note-t-il sur son site. Entretien avec cet artiste aux travaux empreints d’originalité, de philosophie et d’admiration pour le monde qui l’entoure.

Charles-Henry Bédué, portrait
© Schéhérazade Abdelilah, Charles-Henry Bédué, portrait

B!B!: Quel est votre parcours artistique?

Charles-Henry Bédué: Mon sens de l’observation et ma « philosophie photographique » se sont constitués au fil des années qui ont suivi la remise de mon diplôme à l’ESAG Penninghen en 2003. Ce fut un lent apprentissage, une maturation naturelle, durant laquelle je me suis crée les conditions – et on m’y a aidé je dois le dire – pour vivre et voyager avec la liberté qui me convenait. Après avoir passé sept ans en Chine, je peux dire aujourd’hui qu’une expatriation de quelques années en dehors de l’Occident devrait être recommandée à chacun. Cela vous oblige à vous remettre en question loin de vos racines familiales et de vos attaches culturelles. J’ai accumulé durant ces années beaucoup d’images qui me donnèrent matière à réflexion et me guidèrent; des cailloux ramassés en chemin. Je les aurais fait vivre avec beaucoup de passion sur le net, car je trouve que c’est un formidable laboratoire de travail et d’échange. C’est pour cela que je prends mon blog au sérieux. Il est une étape intermédiaire indispensable en vue d’une publication. Il n’a jamais été question pour moi d’avoir ma propre exposition en galerie avant d’avoir déjà terminé mon premier livre, ce qui est quasiment fait. En attendant, j’ai accepté de participer à des expositions collectives sur des thèmes donnés, à des festivals, ou bien été publié dans divers magazines. 

B!B!: Quelles sont vos influences?

Charles-Henry Bédué: Celles que je puise directement sur le terrain et dans les livres bien sûr. Étrangement moins dans l’histoire de l’art que dans la littérature et la philosophie. Toutefois, mes découvertes sur le tard des œuvres de William Eggleston de l’École de Düsseldorf, puis de Saul Leiter, eurent presque autant d’importance que celles de Carl Gustav Jung, Rainer Maria Rilke ou Arthur Schopenhauer. Ce penchant pour la culture des lettres plutôt que pour celle des images est sûrement dû au fait que je ressens plus le besoin de clarifier mes pensées en lisant qu’en observant le travail d’autres artistes, mon regard étant déjà suffisamment sollicité par les images de mon quotidien. En dehors des livres, j’ai surtout besoin d’influences directes, de transmission orale; c’est pourquoi, après mon diplôme, j’ai vécu deux ans à Paris une vie de Bohème que je consacrais à filmer et écouter aux détours des rues des anonymes hors normes, des laissés pour compte qui rentrèrent dans ma vie, mais aussi des proches qui en faisaient déjà partie. Ce film documentaire, dont les images furent collectées entre 2004 et 2006, puis édité sur sept ans, est à ce jour mon travail achevé le plus important. Il dit avec des mots ce que mes photos  suggèrent. C’est un maillage de témoignages poétiques qui m’ont transmis, durant mes années d’apprentissage, un enseignement authentique sur la cohérence, quoi qu’il arrive, de nos existences en partages. Le titre qui l’a popularisé en festival est « Waltz on Thin Air », plus simplement en français « Le Pays » (contactez-moi par email pour avoir le code d’accès pour des raisons de droits à l’image d’un intervenant). Je l’ai réalisé avec un ami de longue date, Éric Bévéraggi. Cette galerie de personnages est toujours vivante en moi.

Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi

B!B!: Vous explorez la photographie de mode ou encore celle du reportage. Comment définiriez-vous votre travail?

Charles-Henry Bédué: Je ne pense pas explorer la photographie de mode en particulier. Je photographie des vêtements sur des corps comme je photographie des assiettes dans des éviers ou des enfants qui jouent. Mon approche est tout le temps la même: prendre du recul, garder une certaine distance pour mieux voir. Photographier, c’est philosopher, cela m’aide à me connaître et à trouver ma place dans le monde qui m’entoure. Mon but est la cohérence du chemin qui se dessine pas à pas, primant sur les sujets et étapes abordés. Une image en elle même ne me suffit pas, elle doit trouver sa place quelque part comme un mot dans une phrase; et de phrase en phrase, j’écris un livre.

B!B!: Quel est véritablement le message que vous souhaitez faire passer par le biais de vos photographies?

Charles-Henry Bédué: Ne pas se fier aux apparences, les décoder symboliquement. Je sélectionne d’instinct les images les moins identifiables. Elles me frappent d’autant plus quand elles sont difficiles à situer, ce qui me permet plus facilement de les combiner entres elles, quel que soit le sujet auquel elles appartiennent. Ainsi, elles révèlent ce que chacun veut y voir, ce n’est pas à moi d’en décider. Parfois, quelqu’un interprète un détail que je n’aurais su voir et m’en fait part pour mon plus grand plaisir. J’aime justement qu’elles deviennent alors matière à discussion. Sûrement qu’en « abstractisant » ce que je vois, j’amène aussi le lecteur à prêter attention aux petits détails, comme ceux d’un motif sur un papier peint, car nous sommes trop souvent distraits par les évènement les plus spectaculaires, et j’entend aussi par spectaculaire les visages, c’est pour cela que pour le moment je les évite.

B!B!: Quel est votre rapport aux couleurs, très importantes dans vos travaux?

Charles-Henry Bédué : Quand je songe aux couleurs, je songe à Matisse. Je ne l’ai pas cité mais il est pour moi incontournable. J’aime dans ses oeuvres son rapport aux formes, aux contours qui semblent découpés à même le voile de Mâyâ. Les couleurs associées aux formes prennent le dessus sur l’identité des êtres qu’elles recouvrent comme du papier peint. Je ne vois qu’elles en premier, elles guident mon regard.

Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi

B!B!: Parlez-moi de votre série « L’Habit fait le moine », réalisée lors de soirées mondaines où vous avez pris vos modèles sous des angles inattendus et originaux, voire sans dessus dessous.

Charles-Henry Bédué: Je me suis expatrié en Chine de 2007 à 2014, d’abord Shanghai puis Pékin où j’ai débuté cette série en 2011 lors de collaborations alimentaires et ennuyeuses avec des boîtes évènementielles, dans le milieu du luxe et de la mode. Puis un jour, je fus surpris par une image intéressante prise accidentellement, du type de celle que mon client aurait jeté car « hors sujet », où on n’y voyait rien d’utile, mais moi elle me plaisait. Ce qui m’empêchait jusque là de travailler pour moi tout en répondant à des commandes, c’étaient mes préjugés; ce fut alors un déclic et à partir de ce jour, j’abordais chaque évènement sans jugement, et je photographiais les gens à côté, en dessous, en dedans, partout sauf là où ils s’y attendaient. À la suite de ce déclic je fus embauché six mois par le magazine Chinois Ilook, crée par Hung Huang, qui m’offrit une totale liberté d’approche dans les reportages de mode que je proposais chaque mois. Ce qui m’était – et m’est toujours – désagréable, c’était de voir en société beaucoup de masques se prendre pour des visages, car nous sommes pétris de conventions. Je ne juge personne car je m’inclus dans le lot, il est très dur d’en réchapper. D’où ma réserve pour les visages qui n’en sont pas. J’avance alors dans la foule comme dans « une forêt de symboles, au milieu de vivants piliers  » (Baudelaire). Une manière au fond de m’échapper.

B!B!: Revenons sur votre passage en Chine. Après y avoir vécu durant sept ans, vous avez décidé de revenir en France. Pourquoi?

Charles-Henry Bédué: Je ne l’ai pas vraiment décidé, ça s’est fait tout seul. D’ailleurs je n’ai pas l’impression d’être rentré, mais de passage. J’avais prévu de retourner en Europe fin 2013 simplement pour participer au Festival du livre de photo de Kassel en Allemagne ou j’étais sélectionné, puis je devais assister à Paris Photo. C’est à cette occasion que j’ai commencé à mettre en pratique à Paris ce que je m’exerçais à faire en Chine: nager dans un bain de foule en observant mes contemporains, mais cette fois-ci, parmi le monde de la photo et des musées avec lesquels je collaborais (Paris Photo, M.E.P, Polka Magazine…). Et ça m’a plu puisque mon pays me semblait alors plus exotique que le bout du monde d’où j’arrivais. Après quelques mois, j’ai fait rapatrier les valises de vêtements et de livres qui me suivent partout, et voilà. Depuis, ma série s’est étendue cet été aux Rencontres d’Arles et Unseen Photo Fair Amsterdam où j’ai participé grâce à Foam. Dans ce milieu qui est le mien, je suis maintenant des deux côtés du miroir et je pense avoir terminé une nouvelle série qui prolonge « L’Habit fait Le Moine », intitulée « La Poudre aux Yeux ».

Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi

B!B!: Quels sont vos projets à venir?

Charles-Henry Bédué: En plus de donner forme à la série « La Poudre aux Yeux », deux autres projets sont en cours, dont l’un se nourrit de l’autre. Le premier est de publier la maquette de mon premier livre intitulé « Le Culte du Soi », qui retrace mon chemin parcouru depuis quatre ans (les années précédentes donneront lieu très certainement à un préambule). Il met en relation trois séries principales disponibles sur mon blog: « Study of The Self », qui se compose d’images d’espaces, d’objets, glanés au fil de mes errances quotidiennes; « Retour au Pays » parle uniquement du domaine familial où j’ai grandi, « La Marguerette », et où je retourne régulièrement et « L’Habit fait Le Moine », ma série sur la société mondaine. Des passages forts significatifs extraits de mes lectures viennent en structurer l’ensemble, qui se conclura par un dialogue entre un interlocuteur imaginaire et moi. Le second projet marque une étape importante dans mon parcours. Je suis resté longtemps sceptique quant à l’idée de voir mon travail exister sur une feuille de papier encadrée et exposée en galerie. Il en existe tellement déjà, et la neutralité d’un espace blanc prêt à recevoir le travail d’un artiste pour le mettre en valeur et le promouvoir me laisse souvent froid. La première exposition de William Eggleston que je vis à Tokyo fut loin de me faire ressentir l’émotion véhiculée par ses livres, ou même l’apparition inattendue d’une photographie forte découverte sur le web. À l’espace public, je préfère l’intimité d’un espace privé comme cadre de lecture. C’est pourquoi j’ai accepté il y a quelques mois de vendre mon travail directement à ceux qui m’en faisaient spontanément la demande, dans l’idée d’aller ensuite le photographier installé à leur domicile. Je les rencontre puis leur soumet principalement des images tirées du « Culte du Soi », et leur propose l’encadrement approprié tout en réfléchissant avec eux à l’espace d’exposition qui permettra de mettre en valeur l’image. Une fois l’objet fini et accroché, je l’archive au moyen d’un appareil photo grand format. L’image de l’image obtenue peut être vendue au même acheteur ou à un autre, puis accroché à son tour à domicile, pouvant créer par là une mise en abîme de mon travail vertigineuse si l’on se projette sur le long terme (l’image de l’image de l’image…). Cet entrecroisement d’espaces privés ayant pour point de départ une image ou « graine » plantée quelque part vient combler le manque d’intimité que je ressens en galerie ou au musée. Il établit aussi un lien privilégié presque sacré entre l’acheteur et l’artiste, rapport s’étant perdu au fil des siècles à mesure que la loi du marché a pris le pas sur les rapports humains. Le titre de cette série en cours s’intitule « Cercle Vertueux ». 

B!B!: Quel est votre vision du monde?

Charles-Henry Bédué: J’ai celle d’un idéaliste, au sens où je crois que la nature ultime de la réalité repose sur l’esprit. Derrière le voile des apparences, je sens battre la vie immuable des Idées Platoniciennes ou, plus proche de nous, des Archétypes Jungiens, ces schémas universels qui structurent notre psyché comme des cathédrales. Je photographie l’érosion du temps qui passe en surface mais l’éternité existe, elle est pour moi le sens de l’existence.

Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi
© Charles-Henry Bédué, Le Culte du Soi

B!B!: Si vous n’aviez pas été photographe et vidéaste, quel métier auriez-vous aimé exercer?

Charles-Henry Bédué: Je ne considère pas avoir de métier mais une vocation. Je pourrais me mettre à écrire si mes yeux me manquaient, me suffire de mon imaginaire peuplé d’idées et de pensées. Je ne sais pas ce que cela donnerait…

B!B!: Si vous étiez une œuvre d’Art, laquelle seriez-vous?

Charles-Henry Bédué: Une pierre millénaire sublimement taillée que j’ai croisé, gisante prêt du lac Titicaca parmi les ruines de la Cité précolombienne Tiahuanaco.

B!B!: Si vous étiez un animal, que seriez-vous?

Charles-Henry Bédué: Un loup blanc du Grand Nord.

B!B!: Une couleur?

Charles-Henry Bédué: Noir comme le néant. Le noir met en lumière.

B!B!: Une chanson?

Charles-Henry Bédué: « Crucify your mind » de Sixto Rodriguez.

B!B!: Un film?

Charles-Henry Bédué: « Le Septième Sceau » d’Ingmar Bergman.

B!B!: Un livre?

Charles-Henry Bédué: « Le Livre Rouge » de Carl Gustav Jung.

B!B!: Votre devise?

Charles-Henry Bédué: Un mal pour un plus grand bien.

B!B!: Si pouviez organiser un banquet avec dix personnalités, décédées ou vivantes, qui seraient-elles?

Charles-Henry Bédué: William Eggleston, Arthur Schopenhauer, Rainer Maria Rilke, Henri Matisse, Carl Gustav Jung, Ingmar Bergman, Etty Hillesum, Maître Eckhart, Jésus Christ et Audrey Hepburn pour enjoliver l’affaire!

B!B!: Et si je vous dis « Boum! Bang! »?

Charles-Henry Bédué: Et ça repart.