Avez-vous déjà eu quelqu’un dans la peau ?
Êtes-vous déjà parti à la recherche de fantômes ?
Avez-vous déjà palpé du bout des doigts l’absence étrange?
En septembre dernier, dans le showroom du salon d’art contemporain Art-O-Rama, quatre jeunes artistes de la région sud présentent leur travail dans des demi-cubes de trois mètres par trois. Comme une grotte secrète dans cette foire fourmillante, Célia Hay nous ouvre le rideau sur son film : Aphra and Aradia.
Aphra est une jeune femme dont l’aura perce déjà l’écran dès les premières minutes. Traversant la mer, elle rejoint une terre de cailloux, avec peu de verdure. Elle explore, escalade, prend le soleil jusqu’à la maison d’Aradia.
« Je crois que je suis le fantôme de ma sœur, et j’aimerais pouvoir lui parler, juste une fois. » Aphra
Ce film nous enrobe soudainement d’une mysticité étrange, qui s’inscrit complètement dans le registre de l’artiste.
Aphra, « poussière » en hébreu, et Aradia, « déesse des sorcières », dont les noms nous ramènent à une histoire presque mythique de l’humanité, n’appartiennent à aucune patrie, à aucune famille. Elles sont des femmes du monde qui se rencontrent sur un îlot brûlant détaché d’autres terres. Il se développe alors entre elles une relation ambiguë, très corporelle, à la limite du charnel. Peignant leurs cheveux noirs sur les coteaux rocailleux, on ne sait plus si elles sont des amantes, des soeurs ou des inconnues.
Dans le but de s’exorciser de l’absence, Aphra s’adonne à une série de rituels, œuvrée par Aradia. Au cours de ces séances mystiques, on traverse la peau, les os, le feu, le sang, qui sont une porte nous menant à un monde spirituel dont nous avons perdu la clé.
Au sang sous les ongles,
À la boue sur la peau…
Le travail de Célia Hay, est très incarné. En se confrontant à la distance de la caméra, elle parvient à palper les corps et à jouer avec la friabilité de la peau. Dans son œuvre, trahis par les frontières du langage, de la parole et des mots, ses êtres de chair et de sang partent sans cesse à la recherche de la limite de leur derme, voguant d’un acte extérieur vers la « possibilité d’une expérience intérieure ». Cela nous expose à des rencontres « intenses et éphémères » à travers des mouvements de corps très simples et d’une précision ardente. Tentant de s’arracher à leurs démons, leurs gestes sont toujours sur le fil du rasoir, prêts à basculer à tout moment dans une sphère inconnue. Une sphère où l’on effleure la présence mouvante de nos fantômes, où nous comprenons leurs murmures et où peut-être nous pouvons suivre leur trace au clair de lune.
Surplombant la cohue du salon, des sons vrombissent et s’échappent du carré bien découpé, la création sonore n’est pas laissée pour compte, Célia Hay travaille ici et souvent avec Frederikke Hoffmeier, dont l’écoute prolongée du travail de cette artiste sonore danoise l’inspire.
C’est ainsi que le projet dans sa globalité met aussi notre corps à l’épreuve, grâce à la justesse d’une respiration, la violence d’une suffocation, comme un avion de chasse volant au dessus d’une île déserte.
À la perte qui nous mange,
À la voix qui nous échappe,
À ses actes qui nous tiennent en vie…
Nous sommes tenu en haleine.
Dans la foule assourdissante, Célia Hay nous ouvre son cocon sombre, assise sur le banc de bois blanc, ne vous y trompez pas, l’artiste nous plonge dans un monde des plus étranger ; au cœur d’un archipel dont il est préférable de garder une part de mystère. Toujours est-il que c’est comme si l’histoire était écrite pour ce paysage. Perdu entre ciel et mer, l’endroit est libre, solitaire et dégage une tension qui se rend tout à fait au service du scénario.
Les scènes de Célia Hay trouvent presque toujours leur place dans des genre de no man’s land, au plus proche de la nature, de la pinède, ou des rivières, où elle met en scène des personnages s’exilant, prenant retraites dans des déserts fleuris, pour se livrer à des « quêtes irrationnelles » ou à de somptueux rituels.
Que ce soit l’engagement corporel des acteurs ou de l’artiste, c’est un travail de vidéo à la pulpe de la performance très proche du corps et du paysage. Entre les deux, ce sont des rencontres à mi-chemin, « des personnes qui s’enfoncent de manière obsessionnelle dans des paysages vides ».
Au monstre dans la chambre,
Au fantôme de sa sœur,
Aux « duels romantiques »
et « aux exploits vains »(1)…
Le travail de Célia Hay est un travail du sensible. Un travail du désir et du pulsatile, précis et subtil qui nous laisse apercevoir et ressentir toute la porosité du tégument dans nos mondes parfois si imperméables.
(1) Les citations entre guillemets sont les propos de l’artiste.
Aphra and Aradia est un film réalisé par Célia Hay, commande de l’Institute of Contemporary Arts of London qui a bénéficié du soutien de Arts Council England, la bande originale est de Fréderikke Hoffmeier.