Le temps est l’affaire de toute une vie. Et pour celui qui voue la sienne à la peinture, ce truisme prend une dimension particulière. Il est temps, oui, il est essentiellement question de temps dans l’œuvre de Benoît Blanchard, de cette notion que l’on voudrait pouvoir maîtriser alors que sans cesse elle nous échappe. Car qui pourra dire combien de temps une minuscule goutte d’eau parcourra la surface de la vitre embuée où elle s’écoule ? Qui prédira la durée de l’existence du frêle insecte qui s’y pose ? Le travail du peintre déploie la ligne et la surface, la forme et son espace où le temps advient, s’écoule, agit, disparait. L’impalpable et l’informe côtoient le dense et le tracé, et l’on effleure le paradoxe du temps, concept à la fois le plus vague et le plus consistant qui soit. Oui, on le touche car c’est bien la main de l’homme qui a planté le clou, elle qui a taillé la pierre.
[Avènement]
Sur la toile, la vapeur affleure et se pose. Vision d’une lenteur proche de l’immobile, traversée parfois par un sillage plus vif. Ici, l’on décèle un insecte survenu en silence. Un papillon, dont la durée de vie est pour certains de quelques jours, nous dit le caractère éphémère du temps. Discret, minuscule, tel un signe de ponctuation, il marque une pause, fixe le temps. À travers lui, s’inscrit une présence humaine que l’on pourrait croire à tort absente de ce magma atmosphérique. Car ce qui prouve que cette image vaporeuse n’est pas un nuage, c’est que l’insecte n’est pas en vol mais bel et bien posé sur une surface fabriquée par la main de l’homme. Fugace, la buée se liquéfie, coule et s’évanouit. Là, un clou est planté comme pour retenir ce cycle, figer ce devenir. Son ombre projetée évoque celle des cadrans solaires et aussitôt nous viennent à l’esprit les aphorismes latins qui y sont inscrits nous rappelant, comme le papillon, que le temps passe inexorablement, qu’il faut profiter tant qu’il est temps.
[Passage]
Surgissent alors des véritables gnomons, dont l’ombre marque les heures gravées sur la pierre – et l’on constate que lorsqu’on veut mesurer le temps la surface s’opacifie, la vitre n’est plus. À mesure que le temps passe, les inscriptions des chiffres romains disparaissent, la tige se dressant seule, l’ombre ne trouvant plus aucun repère, comme pour nous faire comprendre que la mesure du temps n’est qu’illusion. D’un certain temps, du moins, tel que le distingue le grec ancien, riche de deux termes pour signifier le temps : le chronos, temps linéaire que l’on peut mesurer, et le kairos, temps existentiel, incommensurable. Ainsi, l’absence des heures est le signe d’une temporalité atemporelle, où le chronos est absent. C’est le temps du kairos, du moment favorable, celui avant lequel rien n’était possible, après lequel il sera trop tard ; celui qui tient à ce « presque rien » qui fait tout basculer cher à Vladimir Jankélévitch (1). Nous sommes loin du lancinant carpe diem des proverbes latins : il ne s’agit pas de cueillir le jour mais d’accueillir le moment propice dans une attitude d’alerte et d’abandon.
[Action]
Ce sont les fragments de sculptures qui nous mettent face à l’agir du temps. Tels des vestiges antiques touchés par l’érosion et l’usure, ils renvoient à une dimension historique voire archéologique. L’incomplétude du fragment témoigne de l’aspect lacunaire de la peinture, à qui il manque une troisième dimension. Ces fragments sont peints en ayant à l’esprit la pensée de Michel-Ange, reprise par Galilée (2), qui postule que la sculpture est déjà présente dans le bloc de marbre d’où l’artiste ne fait que l’extraire. À l’opposé, Benoît Blanchard part de la sculpture pour y retrouver la présence de la pierre brute qui la constitue. Dans un univers saturé d’images, sa vocation n’est pas de les mettre au jour, mais de retrouver l’identité derrière la représentation.
[Disparition]
Si leur matière – inerte – est la pierre, il est des fragments qui semblent étonnamment faits de chair vivante, tel Commissure, ce fragment de hanche évocateur de l’œuvre de Brancusi. Charnel, il ne saurait traverser les siècles. Quelquefois, dématérialisé, le fragment apparait dans son reflet sur un miroir embué et donc voué à un prompt évanouissement. Le plus souvent en position figée, il peut parfois saisir au vif une attitude, un geste, évoquant alors les corps pétrifiés de Pompéi. Pour les êtres comme pour les œuvres le temps se consume lentement ou s’arrête brutalement.
Le temps induit une dialectique entre le nouveau et l’ancien dont témoigne Reprises où dialoguent deux bustes que l’on dirait issus de l’œuvre arcadienne de Markus Lüpertz. L’ancien est un jeune homme et le moderne est un vieillard. Dans la jeunesse de l’antique comme dans la grandeur du moderne transparaît une illusion mais aussi une déchéance. L’antique a été brisé à la hauteur du cou, fissuré. Le moderne, quant à lui, a perdu sa perruque. Cette précarité, omniprésente car constituante des fragments, atteint son paroxysme dans la nudité du socle vide, qui apparait cependant comme une œuvre à part entière. L’on songe aux sculptures minimalistes de Carl Andre, ces dalles à même le sol, devenu socle des socles. Et la question du temps de ressurgir avec force. Le socle est-il vide d’une sculpture du passé ou promis à une sculpture à venir ? Ce socle vide qui est tout autant vestige que pierre d’attente semble cristalliser la pensée augustinienne sur le temps, dont la seule expression possible est le présent : le présent des choses passées, qui est leur souvenir ; le présent des choses présentes, qui est l’attention ; le présent des choses futures qui est leur attente (3).
L’instant présent est donc le lieu où se joue ce que le peintre appelle « l’autonomie de la peinture ». Naturellement du ressort du kairos, elle engage Benoît Blanchard dans une veille attentive à l’élaboration qui laisse toute leur place aux aléas. Cet abandon à l’imprévu ouvre une brèche où peut se glisser la grâce. Le désir qui prend le pas sur le vouloir n’est-il pas l’urgence qui sait prendre son temps ? À la fois familière et énigmatique, ce n’est pas tant la surprise que l’œuvre de Benoît Blanchard suscite mais l’étonnement. Si habituellement la surprise marque un dénouement, l’étonnement déclenche une quête. L’une clôt, l’autre ouvre un chemin qui, comme le temps, nous échappe. À l’instar de celle de Brice Marden (4), la peinture de Benoît Blanchard s’offre à nous pour être « éprouvée » dans sa matérialité autant que dans son impalpabilité. Sa contemplation nourrit une acuité du regard qui dépasse le sensoriel, le mesurable, de celles qui rendent capable le moment venu de s’écrier : Voici le temps, et c’est ici, et c’est maintenant.
- Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1981
- Diàlogo sopra i due massimi sistemi cité par Yves Hersant Le marteau de Michel-Ange. In : Communications, 64, 1997
- Augustin D’Hippone Confessions, L. XI, ch. XX-26, vers 397-399
- « Je crois que ce sont des tableaux très émotionnels que l’on ne doit pas admirer pour des raisons d’ordre technique ou intellectuel mais que l’on doit éprouver » Beaux-Arts magazine, n° 113, juin 1993, p. 47