« De quelle manière les photographies représentent-elles le monde? C’est ici que les images photographiques semblent avoir un statut spécial: elles semblent refléter la réalité du monde mieux que, par exemple, des peintures. Les photographies semblent être des « témoins » privilégiés de la réalité, elles semblent dépeindre le monde avec plus de réalisme que des peintures, non seulement parce qu’elles sont souvent plus détaillées et contiennent « plus d’informations » mais surtout parce qu’elles semblent être causées par le monde, et non imaginées par un peintre. » Le philosophe et photographe Jiri Benovsky nous interroge ici sur le prétendu réalisme de la photographie, qui, utilisée en journalisme ou lors de procès juridiques, a valeur de preuve et montre comment étaient les choses au moment de la prise de vue. Et pourtant… Pourquoi la photographie serait-elle plus réaliste que la peinture?
En écho à cette interrogation, le travail de la photographe allemande Barbara Probst (née en 1964) offre quelques perspectives de réponses… Chez elle, tout est point de vue. Elle place plusieurs appareils photo autour d’un même sujet, plus ou moins près, et prends plusieurs prises de vue au même instant. Ainsi, toute œuvre devient série, toute photographie va par deux, par quatre, par six, par douze… Un même sujet change radicalement d’une photo à l’autre; parfois même on doit le chercher pour le retrouver.
Barbara Probst, Exposure #35: Munich studio, 07.29.05, 3:36 p.m., 2 parties: 61 x 61 cm, 2005 ©
Barbara Probst, Exposure #48: Munich, Minerviusstrasse 11, 01.06.07, 3:17 p.m., 2 parties: 92 x 92 cm, 2007 ©
Barbara Probst, Exposure #64: N.Y.C., 555 8th Avenue, 11.26.08, 5:52 p.m., 2 parties: 163 x 140 cm, 2008 ©
Barbara Probst, Exposure #66: Munich, Volpinistrasse 67, 01.05.09, 2:10 p.m., 2 parties: 77 x 62 cm, 2009 ©
Barbara Probst, Exposure #69: N.Y.C., 555 8th Avenue, 02.24.09, 6:16 p.m., 3 parties: 168 x 112 cm, 2009 ©
Barbara Probst, Exposure #70: Munich studio, 05.10.09, 3:03 p.m., 2 parties: 60 x 60 cm, 2009 ©
Barbara Probst, Exposure #73: Munich studio, 08.21.09, 2:23 p.m., 3 parties: 168 x 112 cm, 2009 ©
Barbara Probst, Exposure #98: Munich studio, 01.11.12, 3:20 p.m., 2 parties: 48 x 112 cm, 2012 ©
Barbara Probst, Exposure #74: Wagenbrüchsee, Bavaria, 09.19.09, 5:22 p.m., 2 parties: 92 x 178 cm, 2009 ©
Prenons un exemple. Sa série « Exposure #49 : N.Y.C., 555 8th Avenue, 05.21.07, 4:02 p.m. » – remarquons la complexité du titre, qui, en dehors de toute forme d’imagination, précise avec soin la ville, l’adresse, la date et l’heure – est constituée de douze vues simultanées d’une jeune fille brune tendant la main gauche vers un des appareils tandis que l’autre main tient le déclencheur. Alternant les images en couleurs et noir et blanc, on se focalise tour à tour sur son profil droit, sur sa jolie bouche entr’ouverte, sur le mur blanc (avec un petit bout de son nez), sur une vue d’elle en plan poitrine, sur son visage qui nous regarde, sur sa gorge de profil, sur un des appareils photo, sur son œil, sur sa main dressée… À la fois, éloge sensuel de son modèle et ode à la multiplicité des points de vue, Barbara Probst affirme que toute photographie est forcément le résultat de choix, de zooms, de flou, de netteté, de hors-champ, etc. Tissée de mille petits mensonges, la photographie est donc loin d’être réaliste. Multiplier les points de vue d’un même objet n’augmente pas le réalisme mais offre au spectateur le don d’ubiquité: de près/de loin, derrière/devant, une magie délicate s’opère. On se balade autour du modèle, elle nous regarde, nous ignore; nous sommes loin d’elle, puis si près que l’on aperçoit les cheveux fins qui ondulent dans sa nuque. Les photographies sont liées entre elles, les images abstraites s’expliquent grâce aux images explicites, tout comme une toile abstraite s’illumine à la lecture du titre.
Barbara Probst, Exposure #49 : N.Y.C., 555 8th Avenue, 05.21.07, 4:02 p.m., 12 parties: 92 x 137 cm, 2007 ©
Barbara Probst, Exposure #59: Munich studio, 08.26.08, 3:17 p.m., 4 parties: 92 x 137 cm, 2008 ©
Barbara Probst, Exposure #72: N.Y.C., Munich studio, 08.13.09, 12:41 p.m., 4 parties: 168 x 112 cm, 2009 ©
Son travail rappelle les Futuristes qui faisaient apparaître dans une même toile les multiples gestes d’un même mouvement, ou même certains portraits de Pablo Picasso, montrant le profil et la face d’un visage dans un même portrait. D’ailleurs, ses œuvres les plus spectaculaires sont sans doute ses portraits d’une ou deux personnes, où les modèles regardent alternativement l’appareil. « Exposure #65 : N.Y.C., 555 8th Avenue, 11.26.08, 6:11 p.m. » est constitué de deux photographies en noir et blanc de deux femmes. Sur la première, celle de gauche regarde à droite, l’autre nous regarde. Sur la deuxième, celle de gauche nous regarde, l’autre ne nous regarde plus. Exposées côte à côte, ces deux images provoquent un léger trouble… Quelques secondes se passent avant que l’on comprenne, de tous ces yeux qui brillent, lesquels nous regardent, lesquels nous ignorent. La simplicité apparente du procédé propose un résultat esthétique vibrant, humide, qui n’en est que plus fort.
Barbara Probst, Exposure #65 : N.Y.C., 555 8th Avenue, 11.26.08, 6:11 p.m., 2 parties: 112 x 112 cm, 2008 ©
Barbara Probst semble accorder une grande importante au jeu de regards, aux yeux, et semble même s’amuser avec le spectateur, le sachant regardant. Cet aspect rappelle certains tableaux à nombreux personnages, où le peintre, pour guider la compréhension du spectateur, fait parler les regards. Aussi, le regard dans le vague est une image forte et très mystérieuse… Pensons à la serveuse de « Un bar aux Folies Bergère » d’Édouard Manet (1881-82), appuyée sur son comptoir et les yeux baissés… Plongée dans ses pensées, elle est énigmatique et sa mélancolie fait de cette toile une image moderne, parfaitement actuelle, car ce regard n’a pas d’époque, il est hors de l’ « ut pictura poesis » (principe selon lequel la peinture raconte une histoire). On retrouve cette force dans les yeux absents des portraits de Barbara Probst; cela crée une impression très vivante, magique, où toute narration est absente. Il n’y a pas d’histoire, juste des images.
Ainsi, cette artiste s’inscrit dans une réflexion esthétique, mais aussi fait preuve d’un grand humanisme, prenant pour sujet l’humain et ses infinies variations. On tombe amoureux à chaque image.