Arthur Bispo do Rosário est un artiste fascinant. Né en 1911 et mort en 1989 à Rio de Janeiro au Brésil, il a créé l’essentiel de son œuvre – près de 1000 pièces – au cours des cinquante dernières années de sa vie, alors pensionnaire de la Colônia Juliano Moreira, un hôpital psychiatrique de la banlieue nord de Rio. Immobile dans cet espace clos, autodidacte n’ayant reçu aucune formation artistique, il traverse le XXème siècle en dialoguant inconsciemment du fond de sa cellule avec les différents courants majeurs de l’art contemporain, des travaux de Duchamp à l’arte povera et à l’art conceptuel. La nouvelle édition de la Biennale d’Art contemporain de Lyon nous propose de découvrir jusqu’à fin décembre vingt-trois œuvres de l’artiste, exposées sur le site de la Sucrière et venues directement du musée qui lui est dédié depuis une dizaine d’années, à Rio le Museu Bispo de Rosário Arte Contemporânea.
Descendant d’esclaves noirs installés au nord-est du Brésil, l’une des régions les plus pauvres du pays, Arthur Bispo do Rosário est engagé à 15 ans dans la marine brésilienne. Parallèlement, en raison de ses exceptionnelles capacités physiques, il devient rapidement champion d’Amérique latine de boxe. Mais en 1933, à l’âge de 22 ans, il est renvoyé de l’armée pour insubordination. Il enchaîne alors les petits boulots et, licencié régulièrement pour indiscipline, commence ses premières créations. En 1938, cependant, tout bascule. Le 22 décembre, il est pris d’une vision mystique au cours de laquelle Dieu lui apparaît, escorté de sept anges auréolés de bleu. Le bleu, une couleur qui ne cessera de l’habiter et d’habiller sa vie et ses œuvres. Une mission divine lui est confiée : devenu le « Reconnu », un nouveau Christ, « Arthur Jésus, le très saint créateur » devra maintenant consacrer sa vie à l’inventaire de l’univers et de son quotidien. Atteint de délire suite à cette vision, il erre deux jours dans les rues de Rio avant d’être interné à l’hôpital psychiatrique de la Colônia Juliano Moreira. Sujet à de nouvelles visions l’année suivante, il est alors définitivement interné. Diagnostic officiel : schizophrénie paranoïde. Décidant de se consacrer à l’art jusqu’à sa mort, qui surviendra 51 ans plus tard, il refuse tout au long de sa vie médications et interventions psychothérapeutiques. Son œuvre est révélée au monde entier après sa mort, en 1995, lors de la 46ème Biennale de Venise. Elle fait maintenant le tour de la planète.
Son œuvre témoigne d’une double dimension, autobiographique et religieuse. Elle porte trace de l’enfermement spatial de leur auteur – étant réalisées depuis sa cellule et à partir de matériaux trouvés sur place (l’espace carcéral devenant ici contrainte artistique) – mais aussi d’un enfermement mental, celui de l’obsession qui le dévore : répertorier, classer et représenter tous les objets et personnages de son quotidien pour les montrer à Dieu le jour de sa mort. Cette œuvre radicalement autobiographique procède alors d’un geste artistique novateur : Arthur Bispo do Rosário est l’un des premiers à récupérer les matériaux du quotidien – un quotidien médical et carcéral – pour créer des objets les plus variés et d’une grande finesse. Bottes, sandales, boutons, cuillères, sacs, boucles de ceinture, seringues, peignes, draps, tout devient propice à la création artistique, à la monstration religieuse. Il fouille les poubelles, troque avec ses compagnons d’asile et passe des journées entières, isolé et enfermé dans sa cellule, lors de jeûnes forcés, à couper, tailler, assembler, monter sur des présentoirs, broder, écrire et coudre, afin de recréer et résumer le monde, s’inspirant parfois des planches des premières encyclopédies. Une démarche à la rigueur et au projet quasi scientifiques, et proche en cela de l’art conceptuel. Mais une obsession exclusive et mystique aux frontières de la folie.
Arthur Bispo do Rosário propose une œuvre à la fois visible et lisible. Les objets et assemblages créés sont en effet recouverts de mots et de listes, déjouant la syntaxe et visant à louer Dieu ou à énumérer et classer le monde. Emportés par cette volonté mystique de présenter rituellement le monde à Dieu lors du jour de la mort, les objets du quotidien sont ainsi transcendés, spiritualisés, tout comme leurs usages habituels. Anticipant ici la démarche de l’arte povera italien (ascèse et matérialisme spirituels, matériaux simples du quotidien voire de rebut, attaque de la société de consommation et la standardisation et l’usage de ses objets). Un travail titanesque, d’autant que l’artiste – bien qu’il ne se définira jamais comme tel – utilise pour broder ses œuvres le seul fil alors à sa disposition : celui de son uniforme bleu de l’hôpital, qu’il défait patiemment. L’écriture retrouve alors ici ses racines : le texte-broderie redevient textile, renouant avec les premières bibles enluminées et brodées au fil d’or. Une œuvre d’une grande unité esthétique et narrative.
La démarche d’Arthur Bispo do Rosário s’inscrit résolument dans ce que nous appelons, à la suite de Jean Dubuffet, l’« art brut ». Ce poète et montreur obstiné du monde n’avait en effet aucune « connaissance » artistique et a passé l’essentiel de sa vie isolé de tout milieu artistique et conditionnement historique. Il nous amène à nous interroger sur les frontières entre folie et création. Doit-on obligatoirement savoir au préalable qu’Arthur Bispo do Rosário était interné pour voir ses œuvres? N’ont-elles pas une valeur en soi? Ne s’inscrivent-elles pas de manière autonome et inconsciente dans l’évolution de l’art contemporain du XXème siècle? Et doit-on avoir obligatoirement des connaissances dans les arts pour créer? Les œuvres présentées lors de la Biennale offrent en tous cas une réponse sans appel : à leur contact, en pénétrant dans cette « chambre » tamisée au premier étage de la Sucrière, c’est tout une atmosphère de recueillement qui saisit le spectateur, un raffinement et une beauté qui laissent sans voix.