Aron Wiesenfeld est né en 1972 à Washington et s’est installé à San Diego, en Californie. Il a étudié la peinture à la Cooper Union à New York. Après un court passage dans l’univers des comic books, il devient élève du Centre d’Art de Pasadena, en Californie. Aujourd’hui exposé dans de nombreuses capitales, ses oeuvres sont publiées comme références contemporaines dans les colonnes de périodiques artistiques. Aron Wiesenfeld a donc un nom et ses personnages, une vie.
Araon Wiesenfeld a fait du mystère le chantre de ses tableaux. Cette énigme, logée au coeur d’une nature troublée par un silence assourdissant, semble jouer une mélodie entonnée par des enfances faites de solitude et d’exploration. À vélo, à travers champs, bien loin des foules, l’essentiel de leur quête semble être la vérité de leur chemin. Allégoriques ou métaphysiques, les scènes se font subtiles par les détails disséminés mais demeurent pourtant équivoques: situées à la frontière du danger, à quelques secondes de l’acte irréversible, là où l’imagination des regards a le pouvoir insécurisant de prendre le relais, elles indiquent à celui qui les regarde, que tout reste à faire.
Expérimenter… s’extraire des mécanismes et ne pas obéir au cahier des charges qui nous est destiné. Se laisser happer par un appel lointain, logé en soi. Le rituel, moyen de survie en milieu hostile, fait désapprendre aux personnages les réflexes de la peur. Au fond d’une forêt, à la surface d’un étang, ou dans l’obscurité de la solitude, les représentations humaines ne semblent avoir aucun message à délivrer. Au mieux, ont-elles des questions à nous poser.
L’intimité dans laquelle Aron Wiesenfeld cueille ses personnages ressemble tant à la nôtre qu’il nous est difficile de détourner le regard. La vie sans masque – parallèle au moi social – proche d’une certaine mystique, pose la question des limites: entre l’obéissance et le dépassement des interdictions, entre solitude et intimité… Battement de coeur entendu dans le silence de l’environnement, la vie réelle, interne, retrouve ici ses lettres de noblesse. Une peinture étrange, certes, mais pas étrangère.
B!B!: La présence de la Nature, tantôt bienveillante, tantôt menaçante fonctionne-t-elle comme une allégorie de nos émotions? Ce pouvoir de suggestion qu’évoque la neige, ce côté éphémère de la présence- disparition, est-elle votre manifestation naturelle favorite?
Aron Wiesenfeld: J’aime me retrouver dans un endroit où il vient de neiger. Les sons sont différents, même le battement des ailes d’un oiseau peut s’entendre. La neige est un élément utile dans la composition de l’image, car elle isole les personnages, comme sur un morceau de papier blanc. Une scène avec beaucoup de neige est plus facile à composer pour cette raison. De plus l’isolement prend un sens allégorique en sa présence. La nature est souvent allégorique dans mon travail, mais cela dépend de la façon dont vous voulez regarder, comme le spectateur.
B!B!: Travaillez-vous toujours en série? Dans la lignée de cette question: travaillez-vous sur plusieurs tableaux en même temps ou prenez-vous le temps de les achever l’un après l’autre?
Aron Wiesenfeld: Je travaille généralement sur quatre ou cinq peintures à la fois. Cela permet d’avoir des issues si je suis face à une impasse pour l’un d’entre eux ou si la peinture a besoin de temps pour sécher. Si je travaille dans l’optique de faire une exposition, j’ai souvent des idées pour le concept d’une série de peintures, mais chaque tableau prend une vie qui lui est propre, et peut parfois même s’égarer.
B!B!: Pensez-vous vos représentations humaines comme des personnages ou des personnes?
Aron Wiesenfeld: Bonne question. Ils commencent comme des personnages unidimensionnels. Comme ils deviennent plus étoffés, leur vie intérieure devient aussi plus complexe. À la fin, la représentation est à la fois un caractère et une personne. Je pense qu’il s’agit d’un conflit entre l’individu et le type. Initialement, ce sont des portraits photographiques de August Sander qui m’ont beaucoup inspiré. Les titres étaient génériques, comme « Femmes opprimées » ou « Femme Architecte », mais les personnages représentés sont devenus des individus, et un certain pathos est sorti de cette incongruité.
B!B!: Vous êtes passé dans l’univers des comic books où la combinaison des héros et de l’action maximale interfèrent quelque peu dans l’imagination des lecteurs. Dans cet esprit, pensez-vous que vos peintures traitent de héros du quotidien? Ou d’anti-héros des cauchemars où l’imagination achève leur narration?
Aron Wiesenfeld: Ils sont héroïques, mais nous sommes en présence ici d’un type d’héroïsme différent de celui rencontré dans la bande dessinée. Dans ma peinture, il s’agit de trouver le courage de faire face à l’inconnu.
B!B!: L’on peut penser aux fragments de solitudes de Edward Hopper, c’est indéniable, et parfois à Georges de La Tour pour les sources de clarté prises dans l’obscurité. Mais contrairement à ces deux références, certains de vos personnages défient le spectateur dans un regard intense. On irait même jusqu’à penser qu’ils nous interrogent. Est-ce le cas?
Aron Wiesenfeld: J’ai fait toute une série de dessins de personnages simples, à taille réelle. Ils étaient parfois face au spectateur, l’observant, d’une manière qui pouvait traduire le conflit ou la séduction ou autre chose même, donc c’est une bonne façon de le dire oui: ils nous interrogent. Lorsque l’on regarde la figure dans un tableau grandeur nature, cela peut être une expérience étrange. Si je prends pour exemples une peinture de Diego Velázquez, ou une de James Abbott McNeill Whistler, je ne peux m’empêcher de ressentir physiquement une réelle personne en face de moi, même si je ne le fais que le temps d’une seconde. J’oublie la peinture. C’est devenu un réflexe viscéral.
B!B!: Les personnages, souvent de dos, dans la lignée de Caspar David Friedrich, invitent le lecteur à prendre part au ressenti du personnage. « Transmission », toile de 2014, met en scène une jeune fille de dos, les panneaux publicitaires de dos également. L’envers de l’âme et les masques qui tombent, est-ce cela qui vous préoccupe?
Aron Wiesenfeld: La jeune fille de dos est relayée par le panneau à l’envers, comme vous le dites. Ce serait comme être dans les coulisses, et accéder à l’échafaudage qui soutient une façade. Par association, la jeune fille est une façade. Elle est un personnage simplifié pour le spectateur qui pénètre dans son environnement.
B!B!: Une sorte de mysticisme se dégage de vos peintures, comme s’il nous fallait trouver une clé pour y pénétrer. Cette non-élucidation du mystère est ce qui donne une perspective indéfinie à vos peintures. Mais, sans nous donner de résolutions, où pensez-vous que le mystère se loge? Dans l’expression fugace du relâchement des personnages, dans l’hostilité enveloppante de la Nature?
Aron Wiesenfeld: Le mystère est dans l’environnement. Une forêt sombre évoque la peur primitive chez les personnes, peut-être de la mémoire génétique de l’ensemble de notre évolution. Ces images sont faciles (du point de vue de l’artiste) pour invoquer des sensations primitives parce que tous les outils sont là, prêts à l’emploi. Je pense que les gens se sentent moins étranges que l’environnement parce que nous pensons que nous nous connaissons, même si cela est faux au final.
B!B!: La fuite et l’exode physique font écho à l’état de transition résidentielle dans lequel vous plongez vos personnages. Le mouvement s’invite dans vos fixations temporelles. Mais vers quels lieux s’envolent les pensées de vos personnages?
Aron Wiesenfeld: Je ne peux pas le dire précisément, il est difficile de savoir pourquoi une personne fait ou dit une chose. Il y a tellement d’histoires et de conditions existentielles différentes, une personne ne peut jamais vraiment savoir lequel de ces nombreux éléments prend le pas dans la pensée d’une autre personne. On ne peut pas savoir ce que le personnage pense, ou savoir ce que le spectateur peut en penser. Pour moi, la clé est de délivrer une situation qui provoque des questions qui soient suffisamment ouvertes pour que les réponses soient aussi variées que le nombre de personnes qui s’y confrontent. C’est un autre type de provocation que ce que pourrait nous proposer un film hollywoodien par exemple. Lorsque les violons jouent et qu’une petite fille pleure, cela signifie que le public, aussi pluriforme soit-il, est censé penser et ressentir la même chose. Mes peintures provoquent l’inverse.
B!B!: Le monde réel et le monde métaphysique s’interpénètrent dans vos toiles: vos personnages sont-ils des désincarnations qui cherchent un lieu plus adapté à leur chimie spectrale?
Aron Wiesenfeld: L’idée d’évoquer la métaphysique en montrant seulement le physique est très important pour moi. Ceci est très difficile à faire, comment voulez-vous peindre quelque chose qui est invisible? Complexe… Quant à la chimie spectrale, comme vous le dites si bien, je préfère laisser cette question pour le spectateur.
B!B!: Vos figures humaines sont souvent attirées par le néant que proposent les trous, les tunnels, l’obscurité. Sont-ce leur propension commune à intimer une transition entre deux mondes qui aimante tant vos personnages?
Aron Wiesenfeld: Oui. Le tunnel ou l’obscurité sont délimités par un seuil, et c’est sur le seuil que l’on retrouve le héros. L’obscurité peut représenter beaucoup de choses possibles: la mort, la maturité, l’inconscient, ou la folie, mais surtout, il représente une inconnue. Le protagoniste est présenté avec un acte de foi.
B!B!: Vos peintures figent le mystère pour l’éternité. Mais votre narration nous place souvent à la lisière du danger, avant que la menace ne s’incarne. Êtes-vous d’accord avec cette interprétation?
Aron Wiesenfeld: Oh oui exactement. Le moment avant que quelque chose n’arrive est tellement plus intéressant que l’instant d’après!
B!B!: Vos personnages semblent partir en expédition: bâton de pèlerin, sac de provisions. Mais l’on croit percevoir dans leurs préparatifs une insuffisance par rapport au périple qui les guette. Est-ce à l’instar de nos vies? Sommes-nous démunis?
Aron Wiesenfeld: Nous ne pouvons jamais nous préparer adéquatement pour l’inconnu. Par exemple, comment peut-on se préparer à la mort, l’inconnu ultime? Je trouve le fait que je vais mourir infiniment fascinant et effrayant.
B!B!: Vos tableaux peuvent trouver références au coeur de nombreuses sources: mythologie, art, histoire, contes. Pourriez-vous nous donner un aperçu de vos références du moment?
Aron Wiesenfeld: Mon plus important matériel de références aura été ces derniers temps des souvenirs de lieux où je suis allé. J’ai commencé récemment une série de peintures avec des encres effaçables. Ces dessins sont des études préliminaires de lieux mémorisés. Mais les images ont été filtrées par le temps, mes émotions et mes idéalisations se sont immiscées. « Misremembered Places » aurait été un bon titre.
B!B!: Vos personnages sont parfois pourvus d’un instrument de musique: flûte ou violon. Avez-vous un fond sonore pour peindre?
Aron Wiesenfeld: Je suis obsédé par certaines chansons ou des albums. Par exemple, j’ai eu la chanson « Ode To What Was Lost » de Rebekka Karijord en lecture répétée pendant des mois. Parfois, j’ai besoin de silence pour peindre, cela dépend.
B!B!: Où vont vos pensées lorsque vous peignez?
Aron Wiesenfeld: Cela dépend du temps que je passe sur la peinture. Dans les premiers stades je dois me concentrer exclusivement sur la peinture. Si une peinture est très détaillée, les étapes plus tardives, mécaniques, peuvent être très fastidieuses. Mais quand je me sens bien, la peinture est une sorte d’état zen, qui revient à ne pas penser du tout, juste faire.
B!B!: Maîtrisez-vous vos tableaux ou est-ce l’inverse?
Aron Wiesenfeld: Je pense qu’une peinture devrait avoir à la fois le contrôle et le chaos en elle. Ces deux éléments ont besoin l’un de l’autre.
B!B!: Dans lequel aimeriez-vous pénétrer? Et celui dans lequel vous trembleriez de peur?
Aron Wiesenfeld: J’aimerais m’introduire dans celui intitulé « The Well » et y explorer la forêt la nuit. Je ne ressens de peur pour aucun d’eux.
B!B!: La trace que vous aimeriez laisser: une émotion, une sensation, un questionnement?
Aron Wiesenfeld: Si je pouvais transmettre au spectateur ce que je ressens, cela représenterait la meilleure trace qui soit.
B!B!: Certains tableaux mettent en lumière nos aliénations modernes, je pense notamment à « Guest », réalisé en 2010. Quelles sont vos hantises pour l’humain à venir?
Aron Wiesenfeld: C’est un problème. Nous n’interagissons qu’électroniquement. Nos enfants ne vont plus à l’extérieur, du moins aux États-Unis. Nous travaillons tout le temps. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve, il ne me semble pas bon.
B!B!: Certains tableaux semblent révéler des rites étranges, des formules magiques au goût de murmures. Et vous, avez-vous des rituels qui vous permettent de survivre dans le réel?
Aron Wiesenfeld: La peinture est mon rituel. Quand je traverse des périodes prolongées où je ne peins pas, je reçois beaucoup d’émotions non désirées, et j’ai le sentiment de perdre mon identité. Prendre un pinceau, l’essuyer… tout ce que j’ai là, autour de moi, tout est symbolique pour moi.
B!B!: Si je vous dis Boum! Bang! qu’est-ce que cela vous inspire?
Aron Wiesenfeld: Cela me rappelle la façon dont les enfants jouent au combat, en faisant semblant de tirer au pistolet sans qu’il n’y ait jamais aucune colère.