Un entretien Boum! Bang!
Annina Roescheisen a un profil atypique dans le monde de l’art contemporain: après des études d’histoire de l’art médiéval et un passage chez Sotheby’s, elle devient agent pour artiste avant de se lancer dans ses propres projets artistiques. Slovène par sa mère et allemande par son père, elle parle cinq langues couramment. Installée à Paris depuis cinq ans, elle nous reçoit dans un café du quartier de Saint-Germain-des-Près où elle vit. Annina Roescheisen nous parle de son art et de sa vie, dans une conversation à bâtons rompus où tout y passe, des toupies à la finitude de l’existence, des tatouages à la philosophie médiévale, en passant par le rôle du langage, les ours en peluche et son amour pour l’oeuvre de Nara.
L’écriture occupe une place essentielle dans son oeuvre, puisque ses projets sont écrits depuis quelques années et que ce n’est qu’en 2013 qu’elle a commencé à les mettre en place, à un rythme soutenu.Plus qu’une oeuvre personnelle, le travail d’Annina Roescheisen est une invitation à voir.
B!B!: Parle-nous de ton parcours. Comment es-tu arrivée à l’art?
Annina Roescheisen: J’ai étudié l’histoire de l’art et la philosophie politique, après quoi j’ai travaillé chez Sotheby’s en tant que spécialiste du Moyen Âge. Donc tout ce qui concerne l’époque médiévale, le style rayonnant, les vieilles bibles, les bestiaires… C’est comme ça que j’ai atterri dans l’art. Jusqu’à mes 25 ans environ je suis restée à Munich, après quoi je suis venue en France. Un peu à l’aventure, non pas parce que j’avais trouvé du travail, mais parce que j’avais adoré Paris et que je voulais vivre ici un certain temps.
B!B!: C’est à ce moment-là que tu es devenue agent pour artiste?
Annina Roescheisen: Je suivais un artiste polonais que j’ai connu à Munich, et je lui ai dis que j’allais à Paris mais que je ne savais pas pour combien de temps. C’était une connaissance, je lui ai dis que je pouvais peut-être lui décrocher une expo. Une autre artiste, allemande, m’a demandé de faire la même chose pour elle. Du coup ça m’a poussé à aller là-dedans. J’ai travaillé pour d’autres artistes pendant deux ans.
B!B!: Jusqu’au moment où tu t’es dit que tu pouvais faire pareil?
Annina Roescheisen: Pas du tout, en fait au cours de cette période de plus en plus d’artistes m’ont demandé de collaborer, de réellement créer avec eux. J’adore écrire et être créative en général. Je me suis retrouvée en situation de produire de plus en plus. J’avais des idées écrites dans un carnet depuis un bon moment, jusqu’alors je ne voyais jamais vraiment comment je pouvais mettre ça en place, ne serait-ce que financièrement. Donc ça a été une série d’étapes à parcourir. Quand tu viens du côté administratif, s’autoriser à créer n’est pas forcément évident. Ca m’a pris un bon moment de me mettre à suivre ce que j’avais envie de faire.
B!B!: Aujourd’hui tu te définis comme une « social media artist », tu entends quoi au juste par cette expression?
Annina Roescheisen: C’était le plus simple pour moi d’intégrer les différents domaines dans lequel je m’investis. « Social » parce que je m’engage socialement, et cela a beaucoup de place dans mon art. J’ai fait une sculpture qui s’appelle «Humanity », mais je ne vis pas ça que d’un point de vue purement artistique. J’ai envie d’être humaine avec les autres, de faire quelque chose pour les autres, du coup ça intègre quelque chose dans mon travail que je vis réellement aussi. Et « média » parce que je me balade entre différents domaines, comme la mode, la photo, la vidéo. Je me suis trouvé ce titre qui pour moi explique le mieux mon fonctionnement.
B!B!: C’est en somme ce qui donne de la cohérence à ton oeuvre. Tu fais de la photo, de la sculpture, de la vidéo, de la performance, tu travailles avec l’univers de la mode aussi. Y’a-t-il un horizon commun qui lie tous ces médium entre eux?
Annina Roescheisen: Il y a un lien, et c’est définitivement le mot. Je travaille sur des mots-clés, qui sont importants pour moi. Les mots sont la base de mon travail. Et comme je suis spécialisée sur le Moyen Âge, mes travaux s’inspirent de cette période parce que j’y retrouve des thèmes très contemporains. Les tableaux de Jérôme Bosch par exemple. Du coup je prends des sujets médiévaux et je les traduis en langage du XXIème siècle.
B!B!: Tu te mets beaucoup en scène, en mettant en avant ton corps notamment. Tu te mets en situation de modèle, mais c’est toi qui dirige la mise en scène de la photographie?
Annina Roescheisen: Oui, c’est beaucoup de journées de tests, où je passe derrière la caméra, je regarde ce que ça va donner… Et après je passe devant. Mais c’est quelque chose qui va changer, sur les prochains projets sur lesquels je travaille je vais disparaître. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans le rôle de modèle, je trouve les deux rôles importants, j’aime bien avoir un oeil extérieur sur quelqu’un. Mettre quelqu’un en lumière, tout ce qu’il a à l’intérieur.
B!B!: J’ai également vu que tu faisais des sculptures de toupie, avec l’oeuvre « Love Spinning Tops». C’est assez marquant, on en voit pas souvent en sculpture contemporaine…
Annina Roescheisen: Les toupies sont à la base de mon travail! Autant j’aime les choses flashy qui sautent à l’oeil, autant j’aime les choses minimalistes, comme les toupies. C’est un jouet qui existe depuis plus de 4000 ans. Il y’a ce côté ludique, mais aussi l’incertitude de savoir quand est-ce que ça va tomber, quand est-ce que ça va s’arrêter. Donc on peut lire cet objet comme un symbole de la fin de la vie, avec une main extérieure qui lui rendrait la vie. Et je l’ai gravé, comme moi qui suis gravée d’une certaine manière (ndlr: en référence à ses nombreux tatouages), avec des messages que je trouve importants. Il y’a par exemple une toupie qui tourne sur un moteur. Elle est gravée avec un néon, et elle est faite pour tourner à l’infini.
B!B!: Y’a t-il des artistes contemporains, ou anciens, qui t’influencent particulièrement? Ou avec lesquels tu te sens proche?
Annina Roescheisen: Les Anciens beaucoup. Des Allemands, Stefan Lochner ou Rogier Van der Weyden. Beaucoup de peintres et de sculpteurs du Moyen Âge. J’aime aussi beaucoup des artistes contemporains comme Matthew Barney. C’est quelqu’un qui a tout un univers à proposer. J’adore Nara, l’artiste japonais avec ses poupées qui ont toujours un côté malin. Je l’ai découvert quand j’étais très jeune et quand je ne m’intéressais pas encore à l’art. Ça m’a tout de suite parlé, j’adore ce côté enfantin et ce côté malin à la fois. Quand tu regardes les yeux ils sont souvent très travaillés, ce qui leur donne une profondeur que j’adore. Mes goûts peuvent être très variés dans le sens où j’aime des choses minimalistes, puristes, comme Isa Barbier, autant que des univers flashy comme la bande dessinée. C’est très diversifié.
B!B!: En parlant d’influences clairement reconnaissables, tu te mets en scène dans une « Pietà ». Peux-tu nous en dire plus sur ce travail?
Annina Roescheisen: J’ai revisité la figure de la« Pietà», dans une série de cinq vidéos, mais au lieu de mettre Jésus sur les genoux de Marie, j’ai mis un ours en peluche. Quand tu es petit, c’est quelque chose qui tu trimballes partout, qui tombe, tu arraches un truc à l’intérieur, tu essaies de le recoudre. Et malgré tout à un moment tu t’en lasses. Et c’est à ce moment-là que tu commences à franchir un pas et que tu laisses ta première enfance derrière toi – tout en gardant l’enfant intérieur, c’est important. Donc il y’a ce premier niveau de lecture. Comme je me dénude de vidéo en vidéo, on a aussi la question de comment devenir femme: on part d’une image de Marie pour arriver à celle d’une femme. De vidéo en vidéo, si tu regardes bien, il y’a le voile qui monte, la peau de plus en plus visible. Enfin, il y’a la question du rapport de la mère à l’enfant. Et quand tu regardes à l’arrière… c’est vraiment des détails, j’aime bien aussi que les gens puissent regarder une oeuvre dix fois et que ce ne soit qu’à la dixième fois qu’ils voient quelque chose qu’ils n’ont pas vu avant. Il y’a des éléments cachés dans ces images.
B!B!: Un peu comme les miniatures au Moyen Âge, ou les frises des cathédrales…
Annina Roescheisen: Exactement, il faut prendre le temps de regarder. Il y’a cet arrière-plan avec des petites bouées et des jouets. Et tout perd sa vie au fur et à mesure des séquences: les objets se dégonflent, certaines choses sont tombées… Et en même temps je trouvais important que chaque vidéo puisse tenir par elle-même. Je suis quelqu’un qui rit avec beaucoup de plaisir, donc je trouve très important de dédramatiser et de rigoler. J’ai donné à chaque vidéo des mouvements décalés, où tu te dis « qu’est-ce que ça vient faire là? ».
B!B!: Quels mouvements par exemple?
Annina Roescheisen: Il y a un moment où je gratte juste le ventre du Teddy. C’est un peu absurde et c’est fait exprès. Donc tu rigoles, et plus tu rigoles plus ça te touche quand même parce que tu commences à réellement te plonger dans l’histoire. Et à t’ouvrir à cette oeuvre-là, pour vraiment prendre le temps de la regarder comme il faut.
B!B!: Alors quel sens donner à la clé qui sort du Teddy?
Annina Roescheisen: Tout le monde a une sorte de clé intérieure. C’est ce que m’ont appris mes expériences: plus j’avance et le plus je suis consciente que ce que je dois savoir est en moi. Si tu t’écoutes réellement, si tu veux te poser tu sauras où mettre les pieds, quelle personne est bien pour toi, quelle personne ne l’est pas… cela correspond au moment où tu grandis et tu acceptes de devenir adulte. Cette clé intérieure signifie vraiment que tout est en toi. Et la clé à l’image est une vraie clé du Moyen Âge.
B!B!: Tu réactives des symboles en fait…
Annina Roescheisen: Toute l’iconographie du Moyen Âge s’est perdue au XVIème siècle. Et c’est très dommage dans le sens où il n’y a plus du tout de langage visuel universel, ce qui était le cas avant dans les tableaux. J’ai vraiment envie de recréer un langage qui est très simple. Les mots les plus forts pour moi sont des mots simples, comme« lumière », « être humain ». De Vinci disait: « la simplicité est la sophistication ultime ». Pourquoi utiliser des phrases compliquées dans tous les sens, si tout est dit avec amour? C’est plutôt un retour aux sources dans un langage que tout le monde comprendrait.
B!B!: As-tu d’autres projets en cours? Tu as mentionné l’effacement prochain de toi comme sujet dans tes oeuvres, mais est-ce que tu as d’autres projets?
Annina Roescheisen: Je travaille déjà sur la suite. Les toupies, ce n’est que le début, elles vont m’accompagner encore un bon moment. La « Pietà» frappe tellement l’oeil que les gens ne prennent pas encore assez de temps pour les toupies. Mais c’est en train de changer, et ça me réjouit. Je suis sur un projet vidéo, j’ai aussi un sujet photo. Je préfère attendre avant d’en dire plus, c’est tellement en évolution, pour l’heure en phase de test.
B!B!: Et pour finir, nous avons l’habitude chez Boum! Bang! de terminer une entrevue par une sélection de questions, librement inspirées du questionnaire de Proust.
Si tu avais un artiste préféré, ce serait lequel?
Annina Roescheisen: Il n’y en as pas qu’un! Giotto, Rogier Van der Weyden, Jérôme Bosch, Matthew Barney, Nara Marina Abramović. J’adore ce qu’elle fait, même si c’est violent, je trouve cette femme incroyable.
B!B!: Et si tu étais une oeuvre d’art?
Annina Roescheisen: Quelque chose en transmutation perpétuelle… Une métamorphose!
B!B!: Un animal qui te représente le mieux?
Annina Roescheisen: J’adore les animaux totems comme l’ours, la baleine. Le tigre aussi. Cela dépend du moment, je me sens plus proche de l’un ou de l’autre selon les cas.
B!B!: Si je te dis « Pietà » tu me dis?
Annina Roescheisen: Je te dis amour.
B!B!: Et si je te dis Boum! Bang!?
Annina Roescheisen: Fresh! Je trouve que ça donne un courant d’air frais dans l’art.