Anne Laure Sacriste
Dupliquer, dédoubler et déplier les images
En ouverture de la singulière exposition Le monde sans les mots (01.04 – 03.09.23)
d’Anne Laure Sacriste au Centre européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC), une discrète miniature peinte sur bois sur laquelle figurent trois délicats pieds nus foulant un jardin de roses. Le format réduit permet à l’artiste de faire l’économie des détails pour transposer sa pensée sur le support. Si l’arrière-plan du tableau est plongé dans le noir, des fleurs et des herbes sauvages se détachent par des coups de pinceaux vifs, qui gardent l’empreinte du mouvement. Quant aux pieds lisses, immaculés et sans veines, presque angéliques : ils sont placés dans l’extrémité haute où l’on aperçoit un pan de robe bleu passé, tombant sur les chevilles de l’un deux. Orientés vers l’extérieur, ils semblent continuer leur errance hors-cadre. Dès lors, ce qui semblait jusqu’alors être une innocente promenade dans un jardin, se teinte d’une étrange impression de déjà-vu. On plisse les yeux : ces jambes s’avèrent familières, sans pouvoir les nommer. En réalité, elles portent une histoire supplémentaire, ajoutée à celle contée par Anne Laure Sacriste. Il s’agit d’un fragment tiré du triptyque L’Annonciation (1426) du peintre Fra Angelico. Énigmatique, son inhabituelle composition fit même contester à Daniel Arasse la certitude sur la paternité de l’œuvre, dénonçant une « absurdité théologique »[1].
L’artiste contemporaine effectue un recadrage qui concentre notre regard sur le détail-clé de cette scène biblique. Une référence cinématographique apparaît à l’esprit : celle de Blow Up (1966) d’Antonioni lorsque l’acteur David Hemmings agrandit les clichés de deux amants qu’il vient de capturer en cachette. En silence dans son studio, le protagoniste inspecte à la loupe ces photographies, sur le point de découvrir un mystérieux meurtre : le point nodal qui fera basculer sa perception du réel. Par un geste similaire de recadrage, cette fois-ci pictural, Anne Laure Sacriste pose les jalons de son exposition autour des thématiques de la reproductibilité et de notre rapport à la réalité.
Sur le mur adjacent à la miniature, l’artiste décompose sa réplique du jardin de roses en un triptyque aux larges dimensions, opérant comme une mise en abîme en trois temps. Le parterre fleuri se décline en motif principal du premier tableau Roses (2023), à l’instar d’une tapisserie Arts & Craft de William Morris. L’essentialisation se poursuit sur le second tableau, sur lequel ne subsistent que des trames colorées correspondant aux nuances de L’Annonciation initiale. Troisièmement, du dépliage de cette image ne reste qu’un monochrome noir, longé d’une bande blanche sur le contour gauche. Ainsi déconstruite, par des gestes répétés et, paradoxalement, spontanés, la série évoque les reproductions et les séquençages effectués par les intelligences artificielles. Ces motifs végétaux synthétisés que représente Anne Laure Sacriste, sont pareils aux curieuses images calculées que génèrent les programmes d’IA Midjourney ou Dall-E. Avec ces copies décortiquées, elle s’inscrit au cœur de l’actualité en soulevant les bouleversements engendrés par les algorithmes neuronaux dans le paysage de l’art contemporain. Un tournant dans l’histoire de l’art, analogue à la démocratisation de la photographie argentique, sinon numérique, tout autant que le fut l’émergence de la gravure des siècles plus tôt.
Des plaques de cuivre, telles celles utilisées durant la Renaissance pour l’impression de gravures, sont ainsi omniprésentes dans l’exposition. Employées et installées au sol pour sa Composition aux tapis de yoga et plaques de cuivre (2023), elles dominent l’espace du rez de-chaussée. En forme de damier, les tapis en mousse rose et violet s’alternent avec ces rectangles cuivrés. Si, en premier lieu, ce quadrillage renvoie à la perspective du Quattrocento, les plaques cuivrées qui l’a composent rappellent aussi subtilement celles servant à reproduire des textes. Ici, elles sont vierges de mots. Mais dans un de leur reflet surgit la présence spectrale d’une chouette, juchée discrètement sur une corniche. Ce n’est pas un hasard si ce rapace symbolise la clairvoyance en occident. Restons sur nos gardes !
A l’étage, les perturbations visuelles se prolongent avec les Contrepoints. Accolées aux fragments peints de fruits, de fleurs et de feuillages sublimés ou d’architectures parcellaires, ces abstractions provoquent une persistance rétinienne. Tels les tests de Rorschach, les paréidolies se multiplient : des jacinthes, une biche ou une grenouille se révèlent fantomatiquement ou se fantasment.
Ce parcours initiatique est un appel à une puissante méditation sur la copie comme identique de l’existant, à la fois elle-même mais déjà autre. Au fil de la visite, la vision se double et se trouble. Le monde silencieux de l’artiste et ses rébus visuels laissent le champ libre à la plénitude. Même les cartels se taisent, dissimulés derrière des poutres, sinon éloignés de leurs objets. C’est dans ce calme plein que les œuvres commencent à chuchoter.
[1] Daniel Arasse, Histoires de peintures, Paris : Ed. Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2006, p. 67-70.