La société occidentale se caractérise par une peur et un désarroi face à la mort. Andres Serrano, photographe américain né en 1950, réussi à s’introduire et à travailler au sein d’une morgue new-yorkaise afin de réaliser la série photographique The Morgue, en 1991. Il décide alors de montrer la mort au plus près, au travers d’une somptueuse série de portraits de défunts, rendant esthétique un sujet qui ne l’est à priori pas. Certaines images de la série sont très dures mais on s’attarde ici aux scènes dites plus légères qui ne laissent pratiquement rien entrevoir de la mort. L’esthétique particulière de ces détails de corps-cadavres fait passer la beauté de la forme bien avant la morbidité du contenu.
Il place le corps devant un fond noir pour le sortir de son environnement et le mettre dans un tout autre contexte, couleur inspirante qui suggère le vide approprié de la mort. L’artiste respecte l’intégrité des modèles tout en s’assurant que leur identité demeure secrète, par des cadrages très serrés et l’utilisation de drapés. Puis, l’essentiel du travail se situe dans la composition de scènes relativement épurées grâce aux différentes techniques photographiques. Les tons sont froids et les différents portraits sont éclairés par une lumière blanche qui laisse entrevoir chaque détail.
Jeux de lumière, clair-obscur, gros plans, travail des couleurs et des matières, Serrano parvient à mettre en scène les cadavres. L’artiste tire principalement ses inspirations de l’iconologie chrétienne de la représentation et de la peinture du memento mori baroque, construisant ainsi ses images comme de véritables toiles. Une fascination pour la peinture et la mort présente dans le romantisme du XIXe siècle, (une référence à Théodore Géricault surtout) qui transforme ses photographies en tableaux recomposés de personnes décédées de morts violentes. Serrano déclare : « J’utilise la photographie comme un peintre utilise sa toile ».
Les clichés sont généralement de grand format, le corps a une présence écrasante dans la photographie. Dans « Fatal Meningitis II », on remarque un large front d’enfant endormi dans un linceul, le reflet de la lumière laisse entrevoir des cheveux blonds et une peau pâle. L’image est paisible mais la mort est brutale. Comme le signale l’artiste « la couleur spécifique de la mort n’est pas encore visible. J’ai avant tout cherché à trouver la vie dans la mort ». Blancheur, douceur, apaisement, traits fins et délicats, tissu enveloppant et duveteux, des éléments qui à la fois cachent et laissent entrevoir. Les personnes décédées sont dans leur « sommeil éternel ». L’usage du gros plan va de pair avec la fragmentation et confirme ce passage de la vie à la mort. La représentation des mains dans « AIDS Related Death II » ou du pied dans « Rat Poison Suicide II »n’échappe pas à cette idée et met en parallèle le fragment et la mort. Le photographe nous montre la mort dans les détails et des fragments de cadavres comme pour en saisir l’essence.
La mort est ici moins explicite et elle réussit parfois à nous séduire dans sa première approche. Mais à la lecture des titres, tout bascule dans l’horreur (Sida, Homicide, Suicide). Ces derniers s’imposent naturellement et sont aussi importants que la photographie, ce qui entraîne souvent une émotion supplémentaire.
La mort est moins présente et plus acceptable. Les cadavres sans identité sont habités par une beauté apaisante. Hormis quelques rares indices, nous n’entrapercevons rien de la morgue. L’espace n’est pas identifiable et les images créent un véritable contraste avec le lieu macabre que nous nous imaginons. Il y a très peu d’indices et des couleurs inhabituelles concernant la morgue. Les cadavres magnifiés et sublimés sont totalement décontextualisés.
Les photographies ne relèvent pas du documentaire subjectif, l’artiste donne la mort en spectacle et rend l’image du corps mort quasi décorative. Il y a un véritable décalage entre le caractère somptueux des prises de vue et la réalité de la mort.
Au premier contact de telles images censées pourtant évoquer la mort, nous oublions parfois vite cette évidence et nous en avons fait mentalement des figures de décoration. La mort n’est plus ce qu’elle est et se trouve profondément bouleversée au travers de ces œuvres. Andres Serrano a composé une œuvre riche en contenu émotionnel, avec une beauté envoûtante qui créer un scénario où sujet et spectateur sont unis dans un moment dramatique mais contemplatif.