Alighiero Boetti est né en 1940 à Turin et mort à Rome en 1994. Tout d’abord affilié au mouvement Arte povera qui prend naissance dans cette même ville, au tournant des années 1960, il s’en détache peu à peu, pour finalement devenir une voix à part et tout à fait personnelle sur la scène artistique internationale contemporaine. C’est à cette figure singulière que le Museo Reina Sofia de Madrid, consacre une importante exposition du 5 octobre 2011 au 5 février de l’année prochaine.
Le titre de l’exposition, « Estrategia de juego », donne le ton. Les salles qui hébergent les œuvres de l’artiste apparaissent en effet très vite au spectateur comme un immense terrain ludique, où les frontières et les limites se perdent et s’annihilent. L’espace, mis en scène au travers d’immenses planisphères sans cesse repensés, en est l’exemple le plus frappant. Les différentes toiles intitulées Mappa (Carte) paraissent interagir entre elles et redéfinir les frontières que l’homme a lui-même créées. Dans cette espace mouvant, viennent s’insérer le temps, le moi, le monde. Comme dans la composition I sei sensi (Les six sens) où les lettres et les virgules pouvant représenter le monde dessinent finalement une constellation dans un ciel bleuté, où l’unique forme d’unité semble être le moi d’Alighiero Boetti, présent sous forme d’anagramme dans une des toiles.
Le moi, le temps, l’espace se fondent alors dans un cosmos dilué où règnent l’ordre et le désordre, « ordine e disordine ». C’est là une tension qui semble structurer et déstructurer l’œuvre de Boetti. L’absence totale de sens à la visite ainsi que le nombre pour le moins conséquent d’œuvres sans titre réussissent à faire perdre toute référence fixe au spectateur. Cette stratégie de fuite semble avoir pour but de se soustraire au jugement humain afin d’avancer dans l’espace de la suggestion, de l’instinct et du ressenti. C’est ce que nous disent les dessins de l’artiste (La natura, una faccenda ottusa, la nature, un fait trouble) qui, loin de s’amarrer à l’objectivité du réel, ouvrent un champ poétique rendu possible par le rejet de toute rationalité souveraine.
Par cette appréhension poétique de la réalité, ce que Boetti nous suggère c’est tout simplement une nouvelle éthique du voir. L’importance des couleurs, de l’alphabet montré et malmené jusqu’à l’extrême, du cinéma et de l’écrit nous intiment une nouvelle manière de « poser les yeux sur ». C’est peut-être ce que nous dit la toile I videnti (Les voyants), où le paradoxe de l’appel à une vision dans une toile sans image atteint son paroxysme.
Cette mise en scène du monde, du moi, de l’espace, du temps et de la matière est, en fin de compte, une mise en scène de l’homme moderne. Son œuvre nous montre un artiste qui se contemple, orchestre sa propre mort, réalise des dessins où l’instance créatrice se dédouble et se reflète dans sa propre œuvre et parvient ainsi, mieux que tout autre, à représenter l’homme contemporain, sans cesse à cheval entre le moi et l’image du moi.