Pour les chroniqueurs de Boum! Bang!, un article digne de ce nom se doit d’être abondamment illustré. Pour débuter celui-ci, consacré à la photographe Alice Springs, commençons par évoquer le problème rencontré lorsqu’il fallut glaner sur Internet des photographies réalisées par cette artiste dont le nom ne vous évoque peut-être que l’Australie. Et bien, une fois ces deux mots entrés sur un moteur de recherche, c’est bel et bien face à des clichés du désert australien que nous nous sommes retrouvés avec d’ici de là quelques photographies en noir et blanc. En effet, et c’est le leitmotiv de cet article, Alice Springs aussi connue sous le nom de June Newton, et femme de l’illustre Helmut Newton, semble avoir été comme éclipsée par le succès de son mari malgré une production photographique importante et de qualité. Offrons-lui donc quelques paragraphes pour remettre en lumière son travail remarquable à l’occasion de la très belle rétrospective lui étant consacrée à la Maison Européenne de la Photographie à Paris.
De son vrai nom June Browne, June Newton est née à Melbourne en 1923. Après des débuts en tant que comédienne de théâtre sous le pseudonyme de June Brunell, elle rencontre Helmut Newton alors que celui-ci travaille en Australie. Ils se marient en 1948 et June renonce progressivement à sa carrière sur les planches malgré un titre de meilleure comédienne de théâtre australienne qu’elle obtient en 1956. June, fraîchement installée à Paris avec son mari et ne parlant pas français, décide d’abandonner son premier métier et de se consacrer à un autre art qui lui tient à cœur: la peinture.
C’est quasiment par erreur qu’elle devient photographe en 1970. Son mari alors au sommet de sa gloire est alité à cause d’une mauvaise grippe. Il a pourtant rendez-vous Place Vendôme à Paris pour réaliser les photos d’une campagne de publicité pour la marque de cigarettes Gitanes. June lui propose d’aller prévenir le mannequin et d’emmener l’appareil de son mari pour réaliser une photo à tout hasard… Helmut apprend donc à June à utiliser son outil de travail. Une fois cette photo de dépannage réalisée, elle est envoyée au client qui, quelques jours plus tard, fait parvenir un chèque aux Newton. Même si le chèque est adressé en toute logique à Helmut, June Newton est révélée.
Suite à ce succès, June est contactée par José Alvarez, directeur d’une agence de publicité. Il lui passe plusieurs commandes pour Paris Pharmacies. Petit à petit, June, ou plutôt Alice Springs, fait sa place. Elle produit notamment plusieurs campagnes pour le Coiffeur Jean Louis David. Les héroïnes de ses publicités sont des femmes libérées, tantôt très masculines sur leur moto, tantôt très séductrices avec leur petit côté baby-doll et dans tous les cas épanouies et rayonnantes. Le goût du portrait et le style « Alice Springs » s’affirment.
June reçoit également ses premières commandes pour réaliser les portraits d’artistes ou de comédiens de magazines comme Elle, Vogue ou Marie Claire. À la même époque, son mari est contacté par le magazine Dépêche Mode mais il est déjà sous contrat avec le groupe Condé Nast. Une fois de plus, June se propose de le remplacer au pied levé et ses clichés espiègles, énergiques et pleins d’humour sont acceptés. Elle devient alors une contributrice régulière du magazine et mène une carrière parallèle à celle de son mari.
Année après année, la galerie de portraits de June s’agrandit en réponse à des commandes de Vanity Fair, Stern, Interview ou pour suivre des envies personnelles. Son objectif croise le regard des plus grands créateurs de mode (Yves Saint Laurent, Givenchy, Versace, Lagerfeld, Rykiel, Westwood), des artistes (Mapplethorpe, Lichtenstein, Haring, Beuys, Hockney ou Ruscha) mais également des galeristes, des journalistes, des écrivains, des sportifs, des comédiens, des politiques, des chanteurs, des réalisateurs et toute une pléiade de stars, de starlettes, de jet-setteurs et d’intellectuels.
Loin du gotha et des milieux arty, Alice Springs réalise également d’autres clichés: animaux du cirque, danseurs du Ballet de Monte Carlo, pilotes de Harley, nus féminins ou masculins, ainsi que des photographies érotiques rappelant l’univers fantasmagorique et sensuel de son mari. Malgré tout, celui-ci est et restera « la star » du couple. Elle assurera d’ailleurs pendant près de 30 ans la direction artistique de tous les ouvrages consacrés à son mari.
Qu’il s’agisse de people, de proches ou d’illustres inconnus, June crée des œuvres intimes. Elle réussit à faire surgir l’aura et la puissance des personnalités qu’elle photographie et retranscrit sur le papier leur statut, leur caractère, mais également leurs faiblesses et leur vulnérabilité. Elle se concentre sur les visages par lesquels passent toutes ces émotions ainsi que sur les mains de ses modèles dont les positions racontent elles aussi une histoire. Ses mises en scène sont impeccables, un talent que certains attribuent à sa carrière d’actrice et qui est particulièrement flagrant dans ses portraits de couples ou de groupes. L’originalité de son style vient également de sa volonté de saisir l’inattendu et l’imprévisible. Loin de la photo documentaire, ses clichés laissent place à la spontanéité, un caractère intensifié par ses choix d’emplacement pour ses photos, des ateliers, des bureaux ou des villas dont l’architecture et la décoration révèlent encore d’autres traits de caractère de ses modèles.
Aurait-elle brillé encore plus si son mari n’avait pas attiré toutes les lumières à lui? Serait-elle encore comédienne sans cette rencontre qui semble aujourd’hui déterminante dans sa vie? En tous les cas, son travail méritait d’être montré et découvert tant son talent est évident. Un talent que son compagnon a peut-être su révéler et non pas dissimuler mais qui malgré tout semble avoir été mis au second plan.
Directrice de la fondation Helmut Newton à Berlin, inaugurée le 3 juin 2004, juste 6 mois après la mort d’Helmut, June s’attache à préserver et à diffuser l’œuvre de son mari sans pour autant faire une croix sur sa propre carrière. Une salle, la « June’s room » est consacrée à ses travaux et prouve qu’aujourd’hui encore cette grande dame de la photographie a accepté de s’effacer pour laisser toute la place au travail de celui avec lequel elle a partagé toute sa vie.
Exposition « Alice Springs – Rétrospective » à la Maison Européenne de la Photographie jusqu’au 4 novembre 2012. Commissaire de l’exposition: Matthias Harder. Un catalogue « Alice Springs Photographs » est disponible aux Éditions Taschen.