C’est un univers qui repose sur un paradoxe. Sur une double identité, pour une double pratique, en apparence opposée. Porno trash d’un coté, dans un style nerveux et heurté; mièvrerie de l’autre, où le cute et les lol cat, nous feraient presque incliner la tête de mignonitude. De la chair et du sexe donc vs des dessins policés, affectés, un tantinet kitsch. Le tout est réalisé aux crayons de couleur, pour le côté candide et faussement naïf; ou au cutter, agrafes et autres instruments de torture, pour l’effet incisif. Un doux mélange de pop et d’expressionnisme qui affirment, ensemble, un plaisir du faire qui se laisse porté par l’accident, les altérations, ou les coulures. Mais que l’on ne s’y méprenne pas: cet art n’est pas destiné à l’homme viril post-moderne, à la nostalgie des mamies ou à l’hystérie des adolescentes boutonneuses. Il s’agit d’un art qui déroute, car s’il emprunte des chemins balisés, c’est pour mieux les balayer et en renverser les poncifs. Il déroute par son geste iconoclaste; il déroute par son expression joviale et morbide, jouissive et punitive.
Alfonse et Paul, Paul et Alfonse sont l’avers et le revers, le produit et le déchet de nos sociétés de consommation, où la libido – tantôt exacerbée, tantôt anesthésiée, canalisée ou réduite à ses pulsions les plus primitives –, se fragmente ou prolifère comme du chiendent, à l’image de ses wall painting qui portent ces signatures énigmatiques. En pénétrant leurs espaces toujours plus vastes, on se retrouve immergés dans la couleur; on se glisse à l’intérieur des différentes couches de papier, comme un corps ouvert, disséqué, dans une parfaite continuité avec les dessins anatomiques par lesquels l’artiste a commencé sa pratique. Cela attire et cela rebute tout à la fois. Régression, dans les deux cas. Mais surtout: critique et clinique du désir. Chez Alfonse, la femme – objet de désir, objet de fantasme pour une clientèle et un monde phallocentré – devient la putain qui nous met à nu. Elle est ce que Laurent de Sutter dans son livre « Métaphysique de la putain », convoque comme la vérité du monde. Elle en est sa révélation par l’excès, celle qui affole les concepts, la morale et l’évidence. Les masseuses, les actrices pornos, les femmes SM d’Alfonse débordent tous les cadres formels – ceux de la toile comme ceux des instances juridiques, économiques, ou politiques.
Le nom d’Alfonse Dagada pourrait être un clin d’œil au photographe Antoine d’Agata, dont les clichés flous des prostitués ont imprégné l’art contemporain d’une esthétique porno, faite de surface et d’audace, de facilité et de profondeur, comme chez Thomas Ruff. Mais, en réalité, c’est plutôt du fameux Donatien Alphonse François de Sade, dit le « divin marquis », dont il s’agit ici. La littérature n’est jamais loin, et Antonin Artaud non plus, quand Dagada renvoie au plaisir enfantin des sucreries et de l’ingénuité. Deux mondes qu’on ne saurait, qu’on ne devrait, rapprocher – mais que l’artiste, dans un second degré bien dosé, parvint à réunir sans malaise. Alfonse, c’est celui qui fonce dans le mur; celui qui n’a peur de rien, qui se bat avec le papier comme avec ses désirs; celui qui affirme, sans détour, l’hypocrisie du monde.
Et puis il y a le lapin, les petits chats de Paul Martin, si mignons, si inoffensifs, blottis sur leur canapé cosy, et devenant, par un renversement des hiérarchies, ces bestioles qui, parce qu’elles accaparent nos affects, ramollissent le cerveau comme le reste. Paul Martin, l’ami des enfants comme des grands, l’ami qui vous veut du bien et vous tend la main, qui se laisse aller au pittoresque et au folklorique, en inventant, comme il le dit lui-même, « une tradition plus traditionnelle que la tradition ». De manière consensuelle et lisse, Paul Martin joue avec les crispations identitaires, le sentiment d’insécurité qui pousse à nous réfugier dans nos pavillons bien calfeutrés.
Porno et lol cat, donc, ou les deux mots clés les plus recherchés sur Internet. Étrange, ce que nos recherches disent de nos sociétés et de nous mêmes: comment l’un vient rassurer ce que l’autre excite et dérange. Déplaçant sur la scène publique ce qui devait rester de l’ordre de l’intime, l’artiste ouvre vers des espaces différents, où se déploient et se discutent la politique des fantasmes, la magie de l’enfance, le règne des vertus et des vices.
Enfin, il y a les autres. Quels sont-ils? Qui sont-ils? Nous, eux, on? Ce « on » à la fois impersonnel et inclusif, désignant notre ravalement dans la quotidienneté, comme le disait un certain philosophe allemand, désormais persona non grata. « On » est la masse, le rebus de la société, celui qui se galvanise devant Rambo ou Jurassic Park, qui fait la queue, le samedi, chez Ikéa, suivant les flèches jaunes pour acheter son tabouret suédois, son « tabouret IqueueA ». Fier de vivre dans son pavillon pseudo-traditionnel, et pourtant standardisé – fier de pouvoir exhiber son kit de mode de vie complet. Parce qu’il n’y a pas de sujet qui ne soit autofictif, Alfonse, Paul et les autres sont l’incarnation d’un contemporain non plus pris dans le binarisme d’un couple d’opposition, mais dans l’éclatement de ses multiples expressions.