Aleksandr Deineka est né en 1899 à Kursk et mort en 1969 à Moscou. À l’occasion de l’année de la Russie en Espagne, la fondation Juan March a décidé de rendre un hommage à cet artiste, considéré comme l’un des plus importants peintres figuratifs de la Russie de la première moitié du XXe siècle et surtout connu pour ses mosaïques qui ornent le métro moscovite.
L’exposition Aleksandr Deineka (1899-1969), an avant-garde for the proletariat tente ainsi de retracer le parcours artistique d’un peintre qui a grandi avec les avant-gardes russes du début du siècle et a souvent été rangé dans la catégorie « réalisme socialiste », sans plus d’attention. Il est vrai que l’artiste, pour donner quelque raison à ses contempteurs, concentre dans ses œuvres toutes les caractéristiques d’un art au service d’une idéologie, en l’occurrence le stalinisme. De l’apologie du travail avec Construction de nouveaux ateliers ou Le bassin de la Don, à l’allégorie de la jeunesse porteuse d’espoirs avec Le pianiste ou Futurs aviateurs, en passant par les tableaux idylliques d’une société moderne et industrielle avec Midi, le spectateur est en mesure d’observer le reflet glorifié d’une société qui croit en son avenir et veut le voir projeté dans l’art comme dans la vie.
La critique moderne a eu tôt fait de ranger cet art dans les cartons des musées et de ne s’y intéresser que comme exemples de repoussoir ou de ce que l’art peut faire de pire au service d’une idéologie. Le jugement est définitif et personne ne reviendra dessus. Depuis Clement Greenberg – départageant grâce à une frontière bien nette l’art avant-gardiste du kitsch – à nos jours, les critiques d’art s’en sont tous donné à cœur joie pour fustiger le « réalisme socialiste ». Les œuvres russes exposées lors de l’exposition universelle de 1937 à Paris n’ont fait que soulever, rétrospectivement, un sourire condescendant. Il n’est que de citer, à titre d’un exemple parmi cent mille, les paroles de l’intellectuel européen Jorge Semprun lorsqu’il avance que « les objets artistiques et culturels qui s’y exposent ; les modes de vie qui s’y proposent obéissent, en effet, aux mêmes canons de réalisme obtus, de pensée unique et correcte ; au même goût du maniérisme « pompier », au même dégoût de l’art moderne, qualifié d’impérialiste ou de dégénéré. » C’est que l’art soviétique met littéralement à mal toutes les notions que nous avons érigé en dogmes dès que l’on parle d’art contemporain ou moderne. Je veux parler de la sacro-sainte originalité et de la non moins impérieuse personnalité. Pour une société comme la nôtre où le nom de l’artiste importe parfois plus que la toile et où le rejet des modèles préétablis est inculqué avant même leur apprentissage, le réalisme soviétique peut passer pour « anti-moderne », voire « liberticide ». La raison la plus profonde n’est toutefois sans doute pas à chercher là. Pourquoi, en effet, fustiger un art que tout le monde peut comprendre et accessible à la majorité? Pourquoi rejeter en bloc l’une des dernières manifestations du figuratif en tant que tel? Eh bien justement parce que tout le monde peut le comprendre et qu’il s’agit de figuratif. Lorsqu’un critique contemple un tableau d’art contemporain, il jouit peut-être plus de se savoir un des rares spectateurs à la comprendre et à pouvoir l’apprécier qu’il ne jouit de la toile elle-même. Retirez-lui cette sécurité et que lui reste-t-il? Pas grand-chose, sauf la liberté de critiquer ce qui le rabaisse ainsi au simple rang d’ « admirateur » et non de « déchiffreur ». L’art contemporain, en tant qu’il s’élève à l’abstraction, flatte l’intelligence de la minorité qui le comprend alors que l’art soviétique ne crée qu’un spectateur : le spectateur soviétique justement.
Alors pourquoi exposer de nouveau les œuvres de Deineka? Pourquoi les sortir du placard? C’est qu’Aleksandr Deineka a du génie, c’est que ses toiles sont agréables à regarder, c’est que l’artiste nous sort de notre apathie… Il faut bien le reconnaitre puisque ses œuvres ne nous sont plus cachées et s’exhibent dans toute leur beauté à la Fondation Juan March. L’on retiendra surtout de ces toiles une attention certaine accordée au corps. Il s’agit cependant d’un corps asexué, qui sert seulement à créer une intimité plus grande entre l’artiste et son spectateur en effaçant toute barrière physique entre la chair des personnages et celle de ceux qui les regardent.
Cette intimité créée, l’artiste s’en sert pour parler au peuple qu’il représente. Il n’y a pas de fossé entre l’art et la société dans la peinture de Deineka car ce dernier entre en relation directe avec les corps qu’il met en scène. Le dessin n’est plus alors seulement construction d’éléments esthétiques, il est également construction de celui qui le regarde. En ce sens, les scènes sportives deviennent injonction au sport et les scènes laborieuses des appels au travail. La frontière étant coupée, les toiles de Deineka acquièrent très vite une énergie et une vitalité qu’il serait bien difficile d’expliquer.
On ne finira pas cet article sans conseiller vivement au lecteur de se rendre à la Fondation Juan March qui reste, au fil des années, un espace culturel de référence à Madrid. Les expositions organisées, aussi bien que les conférences qui y sont données, sont d’une qualité intellectuelle de très bonne tenue et Aleksandr Deineka (1899-1969), an avant-garde for the proletariat ne fait pas exception à la règle.