Entre 2006 et 2010, le photographe américain Alec Soth s’enfonce dans la forêt des Appalaches comme on entre petit à petit dans l’obscurité: à tâtons. Ce qu’il y cherche, ce sont justement ceux qui ne veulent plus être vus ni entendus, et qui ont fait le choix de rompre avec la société contemporaine.
« Broken Manual » est donc l’exploration inquiète et aléatoire d’une Amérique qui se situe au-delà des marges, d’une population qui a choisi une certaine forme de suppression: la vie hors-champ, loin du regard de tous, comme dans le noir. La démarche est à la fois paradoxale et osée. C’est que l’Amérique regorge d’histoires, parfois vraies, sur tous ces gens qui ont choisi d’être rayés des listes.
En 1996, le fondamentaliste chrétien Eric Rudolph, « the Olympic Park Bomber », cause plusieurs morts dans un attentat à la bombe pendant les Jeux Olympiques d’Atlanta avant de disparaître dans la forêt des Appalaches, recherché pendant cinq ans par le FBI. Avant lui, dans les années 1970, l’ermite surdoué Theodore Kaczynski, « the Unabomber », s’était subitement rendu célèbre par une série de colis piégés envoyés à des universités, des compagnies aériennes et à la « société technologique » en général. Deux exemples, certes extrêmes, mais qui ont imprégné l’imaginaire collectif.
Deux exemples qu’Alec Soth connaît lorsqu’il choisit de photographier tous ceux qui vivent désormais en quasi-autarcie, terrés dans les bois des États-Unis; il s’amuse même à intituler une de ses images « The Unabomber’s View ». Il semble donc vouloir se livrer à une collecte de légendes urbaines, de Big Foot et d’images d’Épinal. Ce sont finalement de vrais êtres humains qu’il trouve, cachés au milieu du plus industrialisé des continents, des individus qui se contentent de vivre sur un terrain sans participer à une occupation collective du territoire. Pour rendre compte de cette existence en dehors du cadre, pour montrer ceux qui se cachent, Alec Soth documente les traces de cette vie précaire: outils, nourriture, caravanes, maisons, minimum vital dans lequel la société technologique s’invite malgré tout. Si les portraits sont présents, ils ne sont pourtant qu’un élément de la série et n’en constituent pas le cœur.
Peu à peu, le photographe nous donne l’impression de perdre pied dans cette topographie aléatoire. On sent que la tentation de ne pas revenir est bien là: il parle de ce sentiment, « the urge to disappear », qui semble animer toute une population. Pourtant, il est bien conscient du paradoxe dont sa démarche ne peut se débarrasser, celui de la reconnaissance qu’il attend pour son travail: « What I’m searching for is two totally conflicting things: to be totally alone and content by myself, but loved and adored by millions of people. And know it ». Cette sortie définitive qui fait tout le sujet de Broken Manual se révèle en partie impossible et Alec Soth le sait. De la même manière que ses ermites modernes ne peuvent se soustraire au regard et à la fatalité d’être trouvés, photographiés, exposés, lui ne peut disparaître avec eux.
Alec Soth conçoit lui-même ses ouvrages, sous l’imprint « Little Brown Mushroom », à découvrir ici.
Laure Flammarion et Arnaud Uyttenhove ont consacré un documentaire (paraît-il passionnant) à « Broken Manual », réalisé avec l’appui d’Alec Soth: « Somewhere to disappear ». Pour des infos sur les projections organisées ou l’éventuelle sortie d’un DVD, c’est ici.