Jeune peintre contemporain français, Adrien Belgrand s’attache à peindre l’intime et les grands espaces, avec toujours le souci du récit et une large part d’autobiographie. Une invitation à entrer dans la matière.
C’est un trou de verdure où chante une rivière. Là repose la « Dormeuse du val », accrochant follement aux herbes des haillons d’argent. Demeurent tapis les compléments d’indices au poème rimbaldien: au spectateur de l’œuvre n’est pas délivré l’accès à l’entièreté de la montagne, non plus que la bouche de la dormeuse ni le côté droit de son flanc fuselé. Elle dore sous l’astre solaire, au cœur d’un paysage classique qui pourrait être l’Arcadie, haut lieu de contentement et règne végétal. Son eau en bouteille et sa serviette de bain aigue-marine en feraient une allégorie échappée de l’onde qui la borde.
Julien Gracq opposait les écrivains myopes et les presbytes comme autant de peintres du réel: « Ceux-là chez qui même les menus objets du premier plan viennent avec une netteté parfois miraculeuse, pour lesquels rien ne se perd de la nacre d’un coquillage, du grain d’une étoffe, mais tout lointain est absent – et ceux qui ne savent saisir que les grands mouvements d’un paysage. »
Le vœu d’Adrien Belgrand est précisément d’épouser ces deux visions simultanément, de peindre une étendue de pierres comme on peindrait une vaste constellation, de semer quantité de détails sur l’entière surface de ses toiles, extensions intrinsèques, afin que celui qui contemple le fasse avec une application soutenue, accorde son temps au tableau.
La lumière qui baigne les toiles d’Adrien Belgrand semble provenir de temps anciens, son traitement est celui des peintures flamandes, qui faisaient la part belle à l’Éclat. Ici, quand l’astre ne luit pas dans son milieu naturel, la source lumineuse dépend la plupart du temps des fenêtres en arrière-plan: filtres adoucissants, elles se portent garantes de la distribution des aplats-jour. Les chevelures sont l’exception, qui, nimbées de lumière, lui prêtent un caractère d’immanence. En extérieur, la lumière se dépose sur l’eau sous la forme de micas argentés, entame les pierres, assouplit les brins d’herbe et modèle le velours des peaux. Les espèces d’espaces d’Adrien Belgrand réfléchissent le rayonnement.
Véritables œuvres à propulsion dans le champ de l’intime, ses peintures permettent au spectateur-voyeur d’assister aux scènes sans être vu. Les figures, prises dans l’espace du tableau, sont affairées à des occupations intellectuelles (la lecture) ou manuelles (la découpe de légumes), quand elles ne sont pas en posture méditative ou en situation de somnolence. Sans risquer l’infraction, le spectateur est silencieusement invité à l’immersion dans ces mises en scène sans pli. Les objets du quotidien, les gestuelles habituelles, ainsi dérobées, paraissent accueillir une proximité nouvelle.
Artisan du sensible, Adrien Belgrand exerce une peinture à l’aplomb. Contempler ses toiles, c’est être saisi d’un sentiment de gravité terrestre, où viennent se loger la permanence des choses et l’harmonie du lieu. Malgré sa captivité, le vif garde toute sa pulpe, échappe à la pétrification attendue. Une présence vient de s’effacer de la surface du tableau, sa trace est encore fraîche, le travail du souvenir cristallisé peut débuter. Cette force sourde résulte d’un ordre établi, d’une grande disponibilité à la mélancolie, qui traite ses sujets avec langueur et dévotion, dans une dimension affective inévitable. Toujours, le peintre prend appui sur des références liées à son vécu, se positionne contre l’objectivité de l’hyperréalisme et se constitue ainsi comme la source unique de sa propre peinture.
Odalisques, dormeuses et baigneuses, blanches Ophélie et figures de penseurs émaillent l’œuvre du peintre, qui mesure le cours du temps à l’aune des grandes figures mythologiques de l’histoire de l’art et de ses memento mori. Le XIXe siècle, la peinture narrative et la peinture d’histoire en sont les piliers fondateurs. Jamais dupé, le spectateur de l’œuvre ne peut cependant s’y méprendre: la plupart des tableaux comportent des pièces à conviction lui permettant d’office de cibler le contemporain, Brita ou MacBook en main.
Si le Vieux Continent semble largement dominer ses dernières productions, c’est le Nouveau Monde qui règne de façon déterminante sur le restant de l’œuvre d’Adrien Belgrand, à renfort d’interzones dépeuplées et de rayonnages sériels jusqu’à l’abstraction.
Depuis 2013 cependant, le travail du peintre s’est désengagé d’une certaine facture pop au profit d’une mise en scène plus étudiée, aux atours sculpturaux, souvent cinématographiques, exécutée avec une haute technicité.
Au fil de son évolution, la sphère privée dépeinte par Adrien Belgrand tend à gagner toujours davantage en volume. Énigmatique, elle semble nous ouvrir de nouvelles dimensions. L’illusion donnée au spectateur d’une grande part d’arbitraire masque en réalité une minutie sans commune mesure. Le réel exacerbé, sa subversion à l’œuvre, de même que son apparente fidélité au monde concret, opérant dès lors une manière de transfiguration, manquent, à chaque regard jeté à la toile, de provoquer un basculement dans la métaphysique.