Sous les hautes frondaisons d’une forêt de Transylvanie, Adrian Ghenie remonte les traînées de sang qui s’étirent sur la neige. À chaque pas, ses jambes s’enfoncent jusqu’au genou dans la poudre blanche mouchetée de rouge. Malgré l’obscurité et la lenteur de ses mouvements, il sait qu’il finira par trouver au bout des traces un loup rendu silencieux et calme par le festin qu’il vient d’achever, à peine troublé par l’arrivée de sa malhabile silhouette humaine.
Entre les palissades abîmées et jonchées d’échardes, l’univers du peintre roumain est peuplé par les figures de chasseurs et de proies, dans un théâtre où les mondes humain et animal se mêlent jusqu’à devenir indissociables. L’homme qui se cache sous son bureau dans « Crawl Under the Desk… » est peut être cette bête blessée qui s’est couchée épuisée dans la neige, résignée à la venue du prédateur mis sur ses traces par le sang. Dans « The Hit », l’impact qui a touché le sous-marin devient plaie béante sur le flanc d’une baleine échouée, gouffre vulnérable et hurlant pour les charognards qui ne manqueront d’affluer sur la plage déserte à la nuit tombée.
Mais la nuit comme la mort ne viendront pas: le peintre a suspendu la scène devant nos yeux. Chez les Daces, peuple ancêtre des Roumains, le loup était un animal psychopompe chargé du transport des âmes entre le monde des vivants et celui des morts. Il n’est pas tant question, cependant, de passage et de mort que de la confusion à venir entre l’animal aperçu au loin et l’homme qui voit: dans la forêt, le loup a disparu, et si Adrian Ghenie se sert des traces de sang pour peindre, ce n’est pas pour témoigner de l’extérieur de la violence inhérente à l’être humain. Au contraire, cet animal qui a disparu, c’était l’homme qui se voyait lui-même. Seul dans la forêt, dans le noir, le loup s’est transformé, et le peintre reconnaît bientôt à ses habits et à ses dents acérée qu’il n’est autre que le Dracula du roman de Bram Stoker en personne.
Au cœur de son œuvre marquée par les références à la Seconde Guerre Mondiale et à l’imaginaire nazi, Adrian Ghenie s’intéresse à la figure du monstrueux chez l’être humain, souvent utilisée pour dénoncer les horreurs commises par celui-ci tout en ayant pour effet « paradoxal » de tenir à l’écart de l’humanité ceux (devenus monstres, donc) qui en sont responsables. Peut être inspiré par l’œuvre de Tod Browning qui mettait en scène des êtres exilés aux franges de l’humanité dans « Freaks »(et qui a réalisé… « Dracula » en 1931), l’artiste roumain opère à un recentrage de la figure du monstre, grâce notamment à la pratique du portrait. Dans « Pie Fight Study 2 » et « Untitled », ce n’est pas le geste du peintre qui, de l’extérieur, dévisage les modèles, mais bien leur propre chair qui ne cesse de pousser et de recouvrir leurs traits, dans un mouvement qui, à force de croissance, est devenu excroissance.
Cette excroissance signe ici la désillusion consécutive à la Seconde Guerre Mondiale et la fin de la foi absolue en le Progrès. Depuis son château de Bran, à un peu plus de 200 km de Cluj où le peintre est né, le Dracula de Bram Stoker sévissait d’autant plus facilement que le positivisme de l’époque interdisait aux hommes de croire en l’existence d’une telle créature: le rationalisme et la philosophie des Lumières, jadis promesses d’un avenir meilleur, était alors cause de la malédiction et chemin vers l’horreur. A l’ère moderne, l’espèce humaine, au sein de laquelle trône la possibilité de l’hubris et du monstrueux, braque ses propres armes sur elle, comme Adrian Ghenie qui, dans un geste d’une grande dérision, se représente en Charles Darwin dont les thèses évolutionnistes furent reprises par les nazis.
Mais la véritable malédiction est ailleurs. Elle ne réside pas tant dans la violence engendrée par la religion du Progrès que dans l’absence de sens de celle-là, et dans l’absurde de la Boucle qui frappe l’homme. Par ses portraits condamnés à se dévorer éternellement le visage pour arracher la chair qui repousse, Adrian Ghenie semble se livrer à une relecture du mythe de Prométhée qui, pour avoir dérobé le feu sacré et l’avoir donné aux hommes, fut condamné par les Dieux à être enchaîné à une montagne et à voir un aigle dévorer son foie chaque jour. Eternel recommencement de la douleur et douleur de l’éternel recommencement. Dans cette disparition du sens au sens premier du terme, les tableaux du natif de Cluj deviennent hermétiques au regard du spectateur et se suffisent à eux-mêmes. Leurs personnages nous tournent le dos (« The Bath », « The Nightmare »), sont indifférents à notre présence devenue intrusive (« The Kiss », « The Collector 3 »). Ils deviennent espace mental, reproduction de cette boîte hermétique, le cerveau, dans laquelle est enfermé l’homme maudit par sa conscience de la mort et de l’absurdité de la vie. Le monde intermédiaire, entre vie et mort, dans lequel vivent les vampires devient le symbole de l’autoréflexivité de l’être humain, conscient de lui-même et de sa propre finitude. Dans la forêt, le vampire peut alors se transformer en chauve-souris, signe de la conscience du pouvoir du chaos et des ténèbres dans la tradition héraldique anglaise.
La violence, dans les tableaux d’Adrian Ghenie, est invisible. Nous arrivons toujours en avance ou en retard, et devant notre regard tout juste toléré, l’action s’interrompt: pour traduire la malédiction de l’homme qui sait et souffre de savoir, le peintre figure une violence au second degré. Ses mises en scènes quasi-cinématographiques, qui rappellent parfois les scènes en suspension d’Edward Hopper, évoquent la véritable monstruosité de la Seconde Guerre Mondiale, celle de la mise en scène du meurtre et du massacre. C’est l’ultime perversion du cerveau humain qui représente et peut se délecter de cette représentation. L’insensé d’une violence qui n’a pas de but vital.
C’est peut-être pour cette raison que le peintre se représentait lui-même en un autre (Charles Darwin), conscient que ses outils sont les mêmes que ceux des hommes qui souffrent devant lui, à lui qui représente. Devant un tableau si sombre, reste l’Art pour sortir de la malédiction de la boucle et réintroduire un sens qui, pour que sa possibilité soit préservée, doit être inatteignable à l’intelligence maudite de l’homme. Dans un renversement ultime, notre souffrance de pouvoir concevoir un Au-delà devient ce qui peut nous sauver de l’hermétisme de notre cerveau et de la boucle de l’éternel recommencement. Cette porte de sortie a plusieurs noms: parmi eux, l’Art, ou l’Espoir.