« Ce même été, mon père – il avait 35 ans, glissa sa main dans ma culotte comme ces hommes infâmes dans les cinémas qui guettent les petites filles. J’avais onze ans et j’avais l’air d’en avoir treize. Un après-midi mon père voulut chercher sa canne à pêche qui se trouvait dans une petite hutte de bois où l’on gardait les outils du jardin. Je l’accompagnais… Subitement les mains de mon père commencèrent à explorer mon corps d’une manière tout à fait nouvelle pour moi. HONTE, PLAISIR, ANGOISSE, et PEUR, me serraient la poitrine. Mon père me dit : « Ne bouge pas .» J’obéis comme une automate. Puis avec violence et coups de pied, je me dégageais de lui et courus jusqu’à l’épuisement dans le champ d’herbe coupée. (…) Pour la petite fille, le VIOL c’est la MORT. »

Niki de Saint Phalle, Portrait of my lover
© Niki de Saint Phalle, Portrait of my lover, 1961, bois, chemise, cravate, cible, pipe, peinture, 72x55x7 cm

En 1961, Niki de Saint Phalle (1930-2002) colle une chemise et une cible sur une toile, l’intitule « Portrait of my lover » et invite les spectateurs à tirer dessus avec des fléchettes. Elle est alors saisie d’un profond sentiment d’allégresse quand elle voit les visiteurs se déchaîner, s’encourager pour atteindre la cible. L’œuvre est exposée au Salon Comparaisons juste à côté d’un monochrome blanc de Bram Bogart: une idée diabolique lui vient alors… Pourquoi ne pas tirer sur une toile blanche pour la faire saigner, pour la détruire? Quelques jours plus tard, elle réalise ses premiers reliefs en plâtre. Sur une planche de bois, elle place de la peinture, des spaghetti, des jouets, des déchets, puis elle recouvre le tout de plâtre qu’elle peint en blanc, elle passe d’ailleurs plusieurs couches de peinture de manière frénétique, la peinture devient un hymen promis à la destruction. S’ensuivent alors de joyeux happenings où ses amis les Nouveaux Réalistes (Jean Tinguely, Yves Klein, César, Christo…) et de nombreux passants tirent avec jubilation sur ces Tableaux-Tirs, aussi appelés Tableaux-surprise.

Niki de Saint Phalle, tirant
© Niki de Saint Phalle, tirant, 1961
Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et le gardien-chasseur qui surveillait les séances de tirs
© Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et le gardien-chasseur qui surveillait les séances de tirs, exposition en 1962 à la Galerie Alexander Iolas à New York

Incroyable phénomène artistique que ces Tirs d’une société au bord de l’implosion, à quelques années de mai 68, on tire sur les inhibitions, l’ordre, l’autorité, le paternalisme, la morale, les travaux ménagers, les premiers HLM… L’art n’est plus dans le résultat mais dans la création ou plutôt dans la destruction. Niki de Saint Phalle joue avec les codes et hurle de rire devant les considérations intellectuelles. En tant que représentante de l’art moderne, elle tire sur la peinture qui est morte depuis Duchamp? Mais non! L’art pour elle est un jeu, elle a pour héros le très naïf Douanier Rousseau et l’incroyable Palais Idéal du Facteur Cheval. Rappelons l’histoire car elle est si jolie: c’est l’histoire d’un facteur qui un jour tombe de son vélo et observe, fasciné, un petit caillou biscornu. Il se met alors à collectionner les cailloux qu’il ramasse chaque jour sur son chemin dans le but d’en faire les pierres de son palais ! Niki de Saint Phalle joue et regarde la peinture dégouliner comme du sang sur le relief immaculé.

Niki de Saint Phalle, Tir
© Niki de Saint Phalle, Tir, 1961, Plâtre, peinture, métal et objets divers sur contreplaqué, 175×80, coll.Centre Pompidou

L’interprétation psychologique est trop tentante pour être évitée. Sur qui tire Niki? Sur son père? Celui qui l’a violée et a trompé sa mère alors qu’elle était enceinte? Sur son frère, celui-là même qui a mis le cadavre noir d’un serpent dans le lit de Niki encore enfant, l’été de l’inceste paternel, « l’été des serpents »? Sur son premier mari caricatural? Si on ne peut qu’être interpellé par une telle biographie, l’art a le pouvoir d’aller au-delà de toutes ces considérations. Le sordide n’est pas un moyen mais un socle sur lequel s’élève une œuvre. Certes la vie de Niki de Saint Phalle participe de certaines de ses obsessions artistiques, la violence qui hante ses œuvres a pour origine le choc du serpent noir et des tout aussi noires caresses paternelles. Mais elle colore ces atrocités du filtre de l’innocence et de l’éternelle renaissance. Elle le dit elle-même : « La peinture était la victime. Qui était la victime? (…) La peinture était-elle MOI? Me tirais-je dessus selon un RITUEL qui me permettait de mourir de ma propre main et de me faire renaître? ». Le rituel est une fête qui travestit les larmes en éclat de rire. Un art qui hurle pour couvrir d’autres cris tragiques…

Niki de Saint Phalle tirant
© Niki de Saint Phalle tirant, 1962, séance de tir sponsorisée par la Everett Ellin Gallery
Le Douanier Rousseau, La cascade
© Le Douanier Rousseau, La cascade, 1910, Art Institute, Chicago
Palais Idéal du Facteur Cheval, Hauterives, Drôme
© Palais Idéal du Facteur Cheval, Hauterives, Drôme

Les citations de Niki de Saint Phalle sont tirées de son Livre Mon Secret (1994, Editions La Différence) et de la monographie Niki de Saint Phalle de Pontus Hulten (1999, Editions Verlag Gerd Hatje).