Les illustrations de Carlotta Saracco aimantent notre œil intrigué et on se laisse volontairement envoûter par la séduction troublante qui émane des détails, formes et personnages.

Prenons pour commencer les petits formats compliqués, en noir et blanc, que Carlotta Saracco dessinait quotidiennement pendant ses études en théâtre. Se souvient-on de nos peurs d’enfants? De nos frissons à la nuit tombée? Des méchants monstres que l’on cherchait à apprivoiser dans le noir… De ces craintes insensées, que nous reste-t-il? Heureux soient les artistes capables par toutes les tournures imaginaires de ramener aux esprits rationnels d’adultes les premières angoisses naïves. C’est encore ce qui percute le mieux. Loin de terrifier complètement, il semblerait que les illustrations de Carlotta Saracco farfouillent en douceur notre inconscience. Fascinée par ce qui l’effrayait petite, elle les embaume d’un parfum fantasmagorique. Certaines sont inspirées par les histoires qu’elle se plaisait à inventer avec des enfants qu’elle gardait, tandis que d’autres explorent des questions existentielles: monstres éternels des grandes personnes. Par exemple, l’acceptation de la mort est figurée dans «Full moon» et «Pietà», libres réinterprétations des «Trois âges de la vie» de Klimt. Sur un petit carré de papier, il est question d’un face à face entre un fœtus et un vieillard devant des visages endormis faisant référence aux Parques, ou encore, d’un oiseau comme un phénix éteint aux pieds d’une femme. «Oslo» n’est autre qu’un dessin fait sur le vif juste après la tragédie de 2011. Des questions sans réponses, le cauchemar de la réalité et l’incertitude alarmante sont posés dans la plus grande minutie.

full moon Carlotta Saracco
Carlotta Saracco, Full Moon ©

L’esprit des enfants règne, et lorsque ces derniers sont représentés en vêtements propres ou jupes plissées avec une raie sur le côté, leurs regards fixes nous hurlent le mensonge de la perfection. Ces yeux étranges dotent leurs petits corps d’un air incrédule à l’ambiguïté d’Hans ou Frieda dans «Freaks». Debout, à côté d’adultes, ils tendent un miroir aux drôles de famille qui dissimulent tant bien que mal leurs soucis. On devine des relations espiègles, on se remémore de sinistres ennuis auprès de ceux qui nous aiment, ou au contraire une invincible complicité. La perfection est exagérée dans les brushings impeccables des femmes d’une incroyable élégance. Drapées dans des robes soyeuses, elles révèlent un caractère de plomb, arme insupportable des véritables mondaines.

Carlotta Saracco
© Carlotta Saracco, zombies in the citu carlotta saracco
Carlotta Saracco, blackwood
© Carlotta Saracco, blackwood
Carlotta Saracco, tree’s eyes
© Carlotta Saracco, tree’s eyes
Carlotta Saracco, Isis
© Carlotta Saracco, Isis

Que les sujets prennent forme derrière un trait fin noir, en couleur ou au stylo Bic, les dessins sont toujours faits à la main: « Je ne retouche pas du tout à l’ordinateur. C’est vrai qu’il y a énormément d’illustrateurs qui maitrisent à la perfection les outils informatiques, mais je ne veux pas me laisser piéger là dedans. J’ai peut-être un coté nostalgique mais j’aime vraiment dessiner à la main. En arts appliqués ils étaient complètement obsédés par ça, et le carnet de croquis à rendre tous les mois te marque à vie. » Sa sensibilité personnelle n’en est que mieux retranscrite. Carlotta Saracco puise son inspiration dans l’art dans lequel elle baigne depuis son enfance, menée à Venise. La ville et son carnaval raisonnent dans ses souvenirs et les illustrations. À Paris elle était à l’école de la CSCP, puis de fils en aiguilles, a enchaîné les petites tâches dans des maisons de couture en broderie ou pour les bijoux jusqu’à devenir assistante costumière sur des tournages. Mordue de théâtre, elle a suivi une année aux Cours Florent et adore aussi le cinéma avec un attrait particulier pour l’expressionnisme allemand dont on repère l’influence dans les ombres géométriques ou les cernes forcées. Il s’agit de sa principale référence, avec le travail d’Edward Gorey. On retrouve aussi au cœur de ses créations une ouverture au monde qui l’entoure. Actuellement photographe de plateau, elle aime en parallèle prendre des clichés des matières et des lignes des paysages rencontrés au gré de ses innombrables voyages, ainsi que les pépites insolites dans la vie de tous les jours. Il en va de même pour certains de ses dessins, comme dans « Zombies’in the city » : « C’était une jolie fille que j’ai vue de dos. Elle était incroyable, toute fine, et imposait une forte présence dans la rue… Mais lorsqu’elle s’est retournée elle avait des traits ! Ridée, marquée, avec une clope au bec ! »

Carlotta Saracco, mermaid
© Carlotta Saracco, mermaid
Carlotta Saracco, Ràn
© Carlotta Saracco, Ràn

La mystérieuse beauté des femmes est un sujet récurent. Elle est surnaturelle dans les grands formats au stylo Bic, et beaucoup plus chaleureuse dans la nouvelle série en couleur, bien que les orbites vides puissent nous glacer les os: « Ce n’était pas volontaire au début, ça l’est devenu après: je n’avais pas envie de leur voler cette chose intime. C’est comme quand tu prends une photo de quelqu’un, c’est super délicat à chaque fois. La personne change d’attitude lorsqu’elle pose, et si tu fais une photo c’est comme si tu t’emparais d’un bout d’elle. Il s’agit de filles de mon entourage, de très bonnes amies. Comme je ne les avais pas prévenues avant, je n’ai pas osé leur donner une expression et surtout me tromper d’expression. »


Carlotta Saracco est illustratrice à l’agence Creative Syndicate. On peut suivre son travail sur le site littlecosm et ses photographies sur son blog photo
. Elle expose occasionnellement dans des petits lieux à Paris, dessine pour le magazine Citizen K et travail en ce moment pour le numéro du magazine CLES de juin-juillet 2013.