Un entretien Boum! Bang! 

Scott Typaldos est un photographe suisse né en 1977. Il est membre de l’agence italienne de photographie documentaire Prospekt. Il a remporté de multiples prix dont le fameux Sony World Photography Awards en 2015, le Reportage Photojournalism Award et le Barcelona International Photography Award en 2016. Depuis 2010, le photographe s’investit entièrement dans une recherche visuelle bouleversante sur la maladie mentale.

La série intitulé « Butterflies » est composé de 4 chapitres. On découvre dans le quatrième chapitre plus d’une centaine de clichés noir et blanc présentant les visages de nombreux indonésiens atteints de troubles mentaux et vivant leur existence dans des conditions inhumaines. Scott Typaldos nous entraîne au coeur de la folie, en pénétrant dans les espaces confinés et en explorant les recoins les plus sombres d’Indonésie pour capturer des portraits déchirants de ses personnalités oubliées.

« Mon rôle est de poser des questions difficiles, de faire douter et de confronter la bien- pensance. Je ne suis pas là pour décorer ou réconforter. Je préfère fleureter avec les limites de la morale plutôt que de créer un travail qui ne bouscule pas et qui pseudo intellectualise la douleur pour donner l’impression au spectateur d’être intelligent. »

B!B!: Scott, peux-tu te présenter pour les lecteurs de Boum! Bang!?

Scott Typaldos: Je suis un photographe documentaire né en Suisse de père grec et de mère égyptienne et allemande. Je suis né en 1977.

B!B!: Quel matériel emportes-tu pendant tes voyages photographiques?

Scott Typaldos: J’utilise tous les outils me permettant d’aboutir aux résultats que je recherche. Au fil du temps, j’ai utilisé de l’argentique, du numérique, des flashs, des led ou des lampes de poche. Il n’y a qu’une seule constante, je ne travaille qu’au 35mm avec des appareils relativement petits. Il est important pour moi de ne pas envahir mon sujet et de lui laisser une chance d’interagir.

B!B!: Peux-tu nous parler de ton projet « Butterflies » et plus particulièrement le chapitre IV réalisé il y a peu de temps en Indonésie?

Scott Typaldos: Butterflies est un projet photographique débuté il y a cinq ans et demi. Son ambition est de documenter la maladie mentale au niveau global. Il s’est divisé jusqu’à présent en chapitres. Je réalise environ un chapitre par an. La dernière partie a été photographié en Indonésie dans différentes institutions de soins psychiatriques. Après avoir couvert de sérieux abus de droit de l’homme en Afrique lors de mon premier chapitre, je savais que je voulais retravailler cet aspect d’une manière plus profonde et subjective. J’ai donc fait des recherches plus expérimentales et tenté de me réapproprier le sujet d’un autre angle visuel.

Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies Chapitre 4
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4

B!B!: Pourquoi avoir choisi comme thème de prédilection les personnes atteintes de maladies mentales ?

Scott Typaldos: Avant d’entamer ce travail, j’étais à la recherche d’un sujet d’épaisseur universelle et intemporelle. Il me fallait décliner une matière intime donc connue, avec une réalité portée vers une altérité plus inconnue. Il s’agissait de la synthèse de deux types de projets auxquels je m’étais essayé. La photographie interpersonnelle de type « journal » et le documentaire strict. La maladie mentale s’est rapidement imposée comme le seul sujet capable de stimuler ces deux facettes. Dans les espaces de soins psychiatriques, je me suis senti jouer avec des distances paradoxales. J’ai été à la fois très associé et dissocié, passant de l’étrangeté totale à l’intimité. Au delà de ma biographie et de ma psychologie, j’avais envie d’être au centre névralgique du dysfonctionnement pour en évaluer les effets. C’est un thème pour lequel je me suis toujours senti stimulé intellectuellement et émotionnellement, ce qui me permet de garder mon énergie.

B!B!: Comment ce chapitre a t-il vu le jour?

Scott Typaldos: Comme les autres, il est né naturellement dans la continuité des précédents. Il s’agissait du premier pays asiatique photographié. J’ai dû recommencer sur de nouvelles bases et dans une nouvelle culture.

B!B!: Pourquoi l’Indonésie et comment s’effectue le choix de ces destinations photographiques?

Scott Typaldos: L’Indonésie est le pays le plus peuplé d’Asie du Sud Est. Il concentre en une seule zone géographique, tout ce qui se fait en matière de maladie mentale dans cette partie du monde. Il était donc incontournable pour moi. La maladie mentale s’y décline à travers les institutions, les centres thérapeutiques religieux et dans les familles en ruralité. Avant de me lancer, j’avais déjà vu quelques images faites par des photojournalistes qui montraient la systématique au niveau informatif et je savais que je pouvais aller plus loin.

B!B!: La série photographique s’intitule « Butterflies », d’où vient ce nom ?

Scott Typaldos: Le titre provient de la mythologie grecque. Dans les oeuvres antiques, le mort était parfois dépeint bouche ouverte, l’âme s’envolant en dehors du corps symbolisée par un papillon. Psyché, une mortelle devenue déesse de l’âme et de la métamorphose par son lien amoureux avec Eros, est également représentée avec des ailes de papillons. Le papillon possède sur ses ailes une poudre produisant des pigments qui lui donne ses couleurs. Une fois effleurés, les pigments sont modifiés. Cet infime contact provoque un changement dans la biographie du papillon. Ces chances d’accouplement se réduisent ce qui affecte considérablement ses chances de survie. Lorsque j’ai choisi le titre « Butterflies », je cherchais un mot qui élèverait les individus que j’avais rencontré au delà de la stigmatisation et des traumatismes construits par la société. Le mot s’est imposé comme un symbole d’état d’être délicat mais radieux. Une description d’une liberté constamment terrorisée par le monde extérieur et une condition instable rendu divisible par une caresse mal placée. Cette vulnérabilité de l’âme perpétuellement immergée par la peur est devenue mon obsession.

B!B!: Peux-tu nous parler des autres chapitres qui composent « Butterflies »?

Scott Typaldos: Je réalise environ un chapitre par an. Le premier a été photographié en Afrique de l’ouest. Le deuxième au Kosovo. Le troisième en Bosnie et le dernier en Indonésie. J’ai également photographié le cinquième chapitre aux Philippines que j’édite actuellement. J’ai conçu le travail pour en faire un livre sur la maladie mentale globale et je ne le segmente en chapitre que pour m’adapter au milieu de la photographie actuelle. En sortant un chapitre par an, je me donne les moyens de financer le suivant à l’aide de bourses ou de prix. Les chapitres me permettent aussi de poser un regard sur mon travail et de me permettre de le faire évoluer. J’ai essayé d’apporter une nouvelle couche de lecture à chaque nouveau volet. La segmentation est aussi une bonne manière de rassembler de l’intérêt pour le projet et de le confronter au regard de l’autre. Par une communication plus fréquente, mon projet se fait progressivement une place. J’ai par la même occasion un sentiment d’accomplissement qui me permet de trouver la motivation de continuer ce long travail.

B!B!: Quel est ton rapport à la maladie mentale?

Scott Typaldos: Si maladie mentale il y a, je me considère comme un malade photographiant d’autres malades. Je préfère décrire une matière commune et une complexité qui résonne en moi. Dans des asiles, je me suis souvent senti évoluer dans une matière profondément humaine qui n’apparaît que par bribe dans la société qualifiée de normale. Il y a donc un besoin presque addictif de retourner dans ces environnements au delà de l’aspect éprouvant de cette mise en danger. Il y a dans la maladie mentale, à étudier, l’essence de l’être sans les réductions et les illusions qui permettent au reste de la société de fonctionner.

B!B!: Quels types de personnalités psychiatriques as tu croisé au cours de ce projet?

Scott Typaldos: Je précise que je suis ni psychologue, ni psychiatre. Je me suis documenté sur les maladies mentales que je photographie mais cela ne me donne pas les compétences pour poser des diagnostics. On va dire qu’en règle générale je sais dans quelles eaux je m’aventure. J’ai acquis un mélange d’expérience de terrain et de documentation autodidacte. Je pense qu’une information à retenir est la quantité de psychoses qui s’accordent presque toujours au niveau économique du pays. Plus les moyens sont limités et plus les maladies semblent sévères. Un pays pauvre créé beaucoup de psychoses de par sa dureté sociale et politique. Les gouvernements peinent à trouver des solutions pour contenir les pathologies qu’ils stimulent. Une société malade créé un type de dysfonctionnement qui met à l’épreuve ses structures fondamentales et son conformisme culturel et religieux. J’ai photographié des personnes de tous âges et sexes. Les classes sociales sont moins diverses, j’ai été davantage confronté à des gens pauvres. Plus le niveau social est haut, plus les institutions semblent être fermées à la présence d’un photographe.

Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4

B!B!: Comment se déroule une prise de vue avec ces sujets touchés par la maladie?

Scott Typaldos: Cela dépend de la personne photographiée. La constante est que je passe beaucoup de temps avec chaque personne. Comme je n’aime pas trop photographier les gens en groupe sauf si une situation particulière se présente, je commence presque toujours par isoler la personne. Ensuite je dois m’adapter à l’individu. Les premières photos sont prises pour faire passer le sujet d’un état de conscience à un état plus surréaliste où une bulle est créé pour établir une étrange forme de lien. La personne évolue dans cet espace que je crée. En fonction de ses dispositions, il prendra la place qu’il choisira. Je prends une grande quantité de photos de la même personne. Je photographie des infimes variations, ce qui, par la suite, ne facilite pas le tri des images. Je travaille comme ceci pour me laisser le temps d’observer les nuances des expressions et aussi pour que la personne se sente valorisée par ma présence.

B!B!: Pourquoi le choix du noir et blanc?

Scott Typaldos: J’ai choisi le noir et blanc pour rester fidèle à l’intemporalité du sujet. Je ne voulais pas que l’on rattache trop mes photos à une réalité contemporaine. Il s’agissait pour moi de décrire une facette de l’humanité qui s’exprime depuis la nuit des temps. Par le choix de la couleur, j’aurais été davantage captif de l’information brute avec un plus petit pouvoir de traitement en post production. La photographie couleur que j’apprécie prend de grandes libertés avec la réalité, chose qui ne me semblait pas judicieuse pour la maladie mentale. Le noir et blanc permet une grande liberté de traitement puisqu’il est par essence déjà éloigné de la réalité. Il se rattache aussi à une tradition photographique que je ne veux pas ignorer.

B!B!: Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton important investissement lors de tes séries photographiques?

Scott Typaldos: Un chapitre de cette série me prend environ deux ans de travail. Le processus commence par une période d’environ un an de recherche. Cela consiste à rassembler des informations sur les institutions, obtenir des autorisations d’accès et trouver des gens avec qui travailler sur le terrain. De toutes les étapes, c’est sans doute la plus difficile car elle ne dépend pas totalement de moi. Il y a beaucoup d’échecs et de frustrations. La deuxième étape est le travail photographique sur le terrain. Il s’agit d’une phase de prise de vue très intensive sur une durée d’environ trois mois ou je prends une très grande quantité d’images. La troisième phase est une phase de tri qui est longue et laborieuse et généralement assez anxiogène. Je mets beaucoup de temps à être certain de mes choix et je tâtonne beaucoup. La dernière phase est la post-production où je travaille la densité et les contrastes de mes images finales.

B!B!: Tu réalises également des photographies avec des cadavres — je pense à tes séries « Unsung » et « Waxed in Black » — quelles sont tes limites?

Scott Typaldos: Il faut tout montrer mais d’une manière singulière. Il ne faut pas protéger les gens de ce qu’ils ne veulent pas voir. J’ai des limites mais je n’ai pas de principe. Je ne pense pas qu’un photographe doive être une figure morale. Mon rôle est de poser des questions difficiles, de faire douter et de confronter la bien-pensance. Je ne suis pas là pour décorer ou réconforter. Je préfère fleureter avec les limites de la morale plutôt que de créer un travail qui ne bouscule pas et qui pseudo intellectualise la douleur pour donner l’impression au spectateur d’être intelligent. Ces derniers temps, je pense que l’on s’attarde trop sur l’aspect moral de la photographie. Sauf dans de rare cas, les photographes n’ont plus vraiment le pouvoir de faire du mal ou du bien.

B!B!: As-tu rencontré des difficultés d’un point de vue juridique?

Scott Typaldos: Vu la nature du sujet et les grandes restrictions imposées par les institutions, je suis satisfait de n’avoir jamais rencontré de problèmes. Je n’ai pas d’avocat.

B!B!: Quelles ont été les réactions du public face à tes photographies? Est-il difficile de dévoiler ces images lors d’expositions?

Scott Typaldos: Je ne pense pas avoir un retour honnête sur mes photos. Les gens qui sont touchés me le font savoir et les autres, qui sont plus réticents, gardent généralement le silence. J’imagine ne pas faire l’unanimité. Il est très difficile de montrer des photographies traitant de la maladie mentale sans conceptualiser ou aseptiser ses photos. Le thème est très tabou et titille les mécanismes de protection. Mes images agissent souvent sur les gens comme des miroirs et révèlent d’intéressantes réactions de défense. En plus de cela, je dois constater l’ignorance des spectateurs face aux systèmes et variations que je m’emploie à décrire. Pour une grande partie des gens, la maladie mentale est un grand puit rempli d’absurdité et de non sens. Je dois donc faire face à un grand mépris et indifférence. La maladie mentale reste la boite noire de toute société.

B!B!: Quelle photographie te touche particulièrement dans ce chapitre IV de « Butterflies »?

Scott Typaldos: J’ai photographié une femme dans un centre religieux à Jakarta. Elle avait pour particularité d’être amoureuse d’elle-même comme Narcisse. Elle passait sa journée à regarder sa réflexion dans des flaques d’eau ou des fenêtres. Face à son image distordue elle ne semblait jamais totalement satisfaite et son expression semblait dissociée et triste. Avant de partir du centre, on lui avait donné un miroir comme cadeau. Son expression avait changé immédiatement. Elle se regardait avec une intensité et une joie profonde. J’ai photographié cette personne pendant plusieurs jours et il y a beaucoup de portraits que j’aurais bien voulu garder dans ma série finale. Il reste cette photo d’elle se regardant épanouie dans un petit miroir. Les images « positives » sont assez rares pour ne pas être retenues dans la sélection finale.

B!B!: Comment te définis-tu?

Scott Typaldos: Je suis un photographe documentaire. Je laisse aux autres l’appréciation de ma valeur artistique et me concentre sur mon artisanat. Je me sens très loin du photojournalisme, de ses dogmes rigides et de sa pratique manquant souvent de profondeur. La photographie conceptuelle me semble aussi très éloignée de la matière brute qui est intrinsèquement lié à la singularité de la photographie.

B!B!: Un projet en cours ou à venir?

Scott Typaldos: Je suis en train d’éditer le cinquième chapitre de « Butterflies » que j’ai photographié aux Philippines. Je commence déjà ma recherche sur le sixième chapitre. En annexe, je développe des projets en couleur plus expérimentaux que je produis avec mon téléphone.

Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4
Scott Typaldos, butterflies
© Scott Typaldos, série « Butterflies », chapitre 4

B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer 

leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:

B!B!: Ton photographe préféré?

Scott Typaldos: Je n’en ai pas.

B!B!: Ton film préféré?

Scott Typaldos: Le dernier film qui m’a marqué est « La Nuit de l’Iguane ».

B!B!: Ta chanson du moment?

Scott Typaldos: « The Gates of Eden » de Bob Dylan.

B!B!: Quel artiste aimerais-tu rencontrer de son vivant?

Scott Typaldos: Frédéric Chopin.

B!B!: Si tu devais changer de métier, lequel?

Scott Typaldos: Psychiatre.

B!B!: Quel don aimerais-tu avoir?

Scott Typaldos: De pouvoir lire dans les pensées.

B!B!: Ton idée du bonheur?

Scott Typaldos: D’y survivre.



B!B!: Ce que tu détestes le plus?

Scott Typaldos: L’indifférence.

B!B!: Comment souhaites-tu mourir?

Scott Typaldos: De joie.



B!B!: Ta qualité préférée chez une personne?

Scott Typaldos: L’altruisme.

B!B!: Ton pays préféré?

Scott Typaldos: La Grèce au 5 et 4ème siècle avant JC.

B!B!: Et pour finir si je te dis « Boum! Bang! », tu me dis?

Scott Typaldos: Pas tout de suite.