Un entretien Boum! Bang!

Dans le parc d’un quartier résidentiel en proche banlieue de Paris par une belle journée d’automne, les marrons tombent lourdement. Il est 15h, Mikio Watanabé, artiste graveur japonais, nous ouvre la porte de son atelier et nous reçoit dans son « sanué » (vêtement de travail traditionnel), très sobre, et nous plonge immédiatement dans un ailleurs. Sur les murs de l’entrée: quelques unes de ses oeuvres. On pénètre dans le salon double dont l’une des parties fait écrin à l’énorme presse. Une table, quelques outils et plaques de cuivre sont sortis mais il règne un ordre d’un calme évident, naturel.

Mikio Watanabé, portrait
Mikio Watanabé, portrait © photo: Enguerran Ouvray

B!B!: Pourquoi avoir quitté le Japon?

Mikio Watanabé: Le Japon a longtemps été hermétique et il est aussi très difficile d’y devenir artiste. Il faut rentrer dans le moule des Beaux-Arts, gravir les échelons prix après prix, c’est un cadrage qui me semble à l’opposé même de l’art.

B!B!: Comment vous est venue l’idée et quel résumé pouvez-vous faire de votre traversée de la Sibérie?

Mikio Watanabé: Ce voyage fut une sorte d’initiation, j’ai voulu sentir la distance en traversant la Sibérie en train puis en avion, pour enfin passer par Moscou, puis Vienne et Zurich, et de là rejoindre Paris. Le Tokyo vrombissant et en pleine expansion de la fin des années 1970 est alors bien loin lorsque je débarque Gare de l’Est.

B!B!: Cependant, dès 1979, votre carrière se lance à New York à la Multiple Impression Gallery à Soho. Pourquoi ne pas vous être installé à New York?

Mikio Watanabé: Parce qu’il y a une dimension de démesure comme à Tokyo et sans pouvoir l’expliquer, je me suis senti chez moi en arrivant à Paris, comme si l’énergie de la ville me disait que j’avais été parisien dans une vie antérieure. Les français sont aussi des gens très créatifs et passionnés tandis qu’aux États-Unis le business prend souvent l’avantage sur l’art.

B!B!: On pourrait s’attendre à une pratique de la peinture, de la calligraphie et du lavis en échos aux traditions de votre pays. Pourquoi avoir choisis la gravure?

Mikio Watanabé: Justement, aux Beaux-Arts de Tokyo, on nous faisait faire de la peinture à l’huile sur toile dans une tradition toute occidentale. Paradoxalement, c’est en arrivant en France que j’ai le plus ressenti mes origines orientales dans mon travail. Je pratique la calligraphie et le lavis à l’encre de Chine, ça me change, me permet une pause dans mes journées après de longues et minutieuses heures de gravure. J’aime aussi ces techniques pour la fluidité qu’elles permettent. Je m’éclaircis ainsi l’esprit avant de me remettre au travail à proprement dit, mais je me dois de toujours créer. Loisir et travail se fondent l’un dans l’autre.

Mikio Watanabé, Chevelure II
Mikio Watanabé, Chevelure II, 1991 ©
Mikio Watanabé, Métamorphose
Mikio Watanabé, Métamorphose, 2000 ©
Mikio Watanabé, Danse des brumes
Mikio Watanabé, Danse des brumes, 2004 ©
Mikio Watanabé, Dignité
Mikio Watanabé, Dignité, 2004 ©
Mikio Watanabé, Éminence
Mikio Watanabé, Éminence, 2004 ©
Mikio Watanabé, Fluide
Mikio Watanabé, Fluide, 2005 ©
Mikio Watanabé, Pensée
Mikio Watanabé, Pensée, 2005 ©
Mikio Watanabé, Lune voilée
Mikio Watanabé, Lune voilée, 2008 ©

B!B!: Si vous n’aviez pas été artiste?

Mikio Watanabé: Petit, je me rappelle jouer avec le rabot de mon père qui était ébéniste. Je voulais devenir inventeur et sans cesse je lui empruntais ses outils. La gravure me convient aussi à ce niveau avec la simplicité de ces 2 outils: repoussoirs et berceaux de tailles différentes.

B!B!: La manière noire a donc fait votre réputation. Quand et pourquoi avez-vous fait le choix de cette technique si spécifique et complexe? Quel challenge cela représentait pour vous?

Mikio Watanabé: Comme souvent dans le domaine de la gravure, c’est une technique très exigeante, on ne peut pas revenir en arrière: il n’y a de place ni pour l’erreur, ni pour le hasard (contrairement à la peinture à l’huile). C’est cette contrainte qui permet de se dépasser, de donner le meilleur de soi. La peinture permet plus d’expressivité et de spontanéité tandis qu’une gravure doit être pensée, préparée. Je travaille toujours sur plusieurs projets et plaques de cuivre à la fois. D’ailleurs, bien que cela arrive de moins en moins, il m’arrive d’être déçu lors d’un premier tirage. Le thème du nu et la technique de la manière noire me sont venus en même temps et de façon instinctive. Il y avait très peu de nus dans cette pratique à l’époque, c’était plutôt des nature-mortes… Je voulais faire autre chose. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui on trouve deux périodes distinctes dans mes gravures. J’ai commencé de façon « classique » en représentant mes nus sur fonds noirs, la palette de teintes est déjà très variée, du blanc du papier jusqu’au noir profond en passant par les nombreuses nuances de gris. Mais, toujours cherchant la nouveauté, j’ai introduit l’encre blanche et les encres de couleurs, dans des camaïeux tendres, comme lorsque la nature s’éveille au printemps. J’utilise aussi des poudres d’aluminium, les très fines paillettes donnent un aspect satiné. J’expérimente et cherche toujours de nouvelles étapes, ressens toutes les possibilités des techniques que je pratique.

B!B!:  Vous avez une approche très picturale de la photographie, pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre pratique de la photographie?

Mikio Watanabé: La photographie est une activité récente et elle permet un autre regard, j’ai commencé il y a environ 6 ans en Bretagne. Bien sûr j’utilise la photo depuis longtemps afin de m’en inspirer et d’en faire des maquettes pour mes futures manières noires. Tous les arts différents que je pratique sont liés ne serait-ce que par les thèmes que j’aborde même si je n’ai pas fait de nus en photo.

B!B!: Vous avez surtout fait des livres d’artistes, publiés chez Multiple Impressions Gallery. Pourquoi n’y a t’il jamais eu de monographie plus conséquente? Vous semblez être un artiste discret. Est-ce volontaire?

Mikio Watanabé: La pratique prime sur la théorie car l’art est un long chemin. Cela fait 30 ans que je pratique la gravure et je me suis senti évoluer. Désormais j’arrive à parler de mon travail, ce qui me fut difficile pendant très longtemps. Cependant plusieurs galeries américaines et la Galerie Murakoshi à Tokyo ont permis la publication d’un catalogue raisonné en deux volumes.

B!B!: Qu’est ce qui vous a attiré dans l’art du multiple? Photos et gravures sont des arts du multiple. Quels enjeux/intérêts?

Mikio Watanabé: Plutôt que de vendre une œuvre à 1000 euros, je préfère en vendre 10 à 100 euros. Faire que l’art soit accessible à tous, qu’il puisse exister dans un quotidien ancré dans le réel. Certaines de mes œuvres sont aussi dans des collections muséales à Bayeux, Quimper et à Paris bien sûr, notamment dans les fonds de la BNF.

B!B!: Votre succès réside aussi dans toutes les manières noires de femmes que vous avez faites: pourquoi le corps de la femme? Quelle vision avez-vous de la femme?

Mikio Watanabé: Bien sûr, je pourrais représenter des hommes, mais la pureté et la douceur du corps des femmes me touchent plus. Je ne représente pas les visages pour évincer toute narration: ce sont les lignes, les formes qui m’intéressent et qui priment sur la représentation du corps. Comme l’arrondie d’un paysage vallonné, comme les dunes et leurs dessins sinueux que je contemplais lors d’un voyage au Maroc, comme la courbe d’une pierre. Les femmes dans mes gravures sont sensiblement « belles comme des pierres ». Je suis très attentif à la poésie de la ligne. C’est la pureté qui fait la beauté et la valeur des Êtres que nous sommes et non l’argent ou la beauté extérieure.

B!B!: Que pensez-vous de l’image de la femme véhiculée dans nos sociétés?

Mikio Watanabé: Il s’agit d’une autre beauté, d’une esthétique différente mais je trouve que l’Esprit de la femme est enfermé dans le carcan publicitaire. J’essaye de transcender cela dans mon travail qui peut être vu comme une ode à l’Humanité. C’est une notion d’élévation toujours en lien avec la philosophie bouddhiste.

B!B!: Vos oeuvres invitent au calme, à la sérénité: comment trouvez-vous l’inspiration?

Mikio Watanabé: Je puise mon inspiration dans les formes et les courbes de la nature, dans le quotidien de mon jardin en Bretagne ou lors de voyages. Il n’y a pas de lignes droites ou brisées dans la nature. J’aime cette fluidité c’est pour cela que j’ai représenté beaucoup d’oiseaux. Lors d’un séjour en Californie je voyais des pélicans plonger dans l’océan. Leur façon de voler, l’impression de liberté me fascine. On peut apprendre tant de choses et de notion de respect, de savoir-vivre, de logique vitale au contact de la nature. C’est pour cela que désormais je ne fais que très peu de nus, bien que certains collectionneurs me poussent à continuer à en faire… mais je m’efforce à ce que l’on retrouve cet aspect aérien dans mes nus.

Mikio Watanabé, Éphémère
Mikio Watanabé, Éphémère, 2003 ©
Mikio Watanabé, Jour
Mikio Watanabé, Jour, 2004 ©
Mikio Watanabé, Le vent de printemps
Mikio Watanabé, Le vent de printemps, 2006 ©
Mikio Watanabé, Chou
Mikio Watanabé, Chou, 2007 ©

B!B!: Avez-vous conscience que vous pouvez inspirer de jeunes artistes?

Mikio Watanabé: Je n’y ai jamais trop pensé en ces termes mais je prends plaisir à initier les gens à ma pratique lors d’ateliers ou conférences organisés dans des écoles notamment, ou au contact d’amateurs. L’enseignement est un échange, et par conséquent c’est toujours quelque chose de positif.

B!B!: Qu’est ce qu’on peut vous souhaiter pour le futur?

Mikio Watanabé: De pouvoir continuer encore longtemps la gravure, même si je sais que ça ne pourra pas être possible éternellement notamment à cause de la vue. Je sais que je serai un jour obligé de m’arrêter.

B!B!: Votre oeuvre peut être interprétée comme une ode à la nature, quelle est votre vision de ce qui se passe actuellement au Japon, notamment d’un point de vue écologique avec la centrale nucléaire de Fukushima?

Mikio Watanabé: C’est une catastrophe! Une partie de ma famille est originaire de Fukushima. Les autorités nous mentent de façon éhontée et semblent être plus préoccupées par les JO de 2020 (dont le coût budgétaire donne le tournis) que par les milliers de personnes qui n’ont plus de foyers ou par le désastre écologique quotidien des substances radioactives qui se déversent dans l’océan. J’ai parfois bien du mal à comprendre comment les hommes peuvent à ce point faire de mauvais choix…

B!B!: Les chroniqueurs de Boum! Bang! ont pour habitude de terminer leurs interviews par une sélection de questions issues du questionnaire de Proust. En voici quelques-unes librement adaptées:

En quoi voudriez-vous vous réincarner?

Mikio Watanabé: Il n’y a pas le choix, c’est une question de Karma mais j’aimerais renaître ailleurs que sur terre.
B!B!: Si vous étiez un élément naturel?

Mikio Watanabé: Je pourrais être une pierre ou un arbre, dont la beauté et la force me fascinent. D’ailleurs, Mikio signifie en japonais « le tronc de l’arbre ».

B!B!: Une oeuvre d’art?

Mikio Watanabé: Un artefact ancien, quelque chose de simple, peut-être une petite statuette en pierre ou en bois.

B!B!: Un pays?

Mikio Watanabé: Le cœur de l’Homme!

B!B!: Une plante?

Mikio Watanabé: Un très vieux chêne comme il y en a près de ma maison de campagne en Bretagne.

B!B!: Un personnage de l’histoire?

Mikio Watanabé: Gandhi!

B!B!: Un sentiment?

Mikio Watanabé: La colère contre le mal, la révolte contre les injustices…

B!B!: Une partie du corps humain?

Mikio Watanabé: Les mains!

B!B!: Si vous pouviez inviter quelques personnes (mortes ou vivantes) à un dîner, qui seraient-elles?

Mikio Watanabé: Des artistes de l’époque Edo: Hon’ami Koetsu, Ogata Kenzan, Tawaraya Sotatsu, Hasegawa Tohaku.  

Mikio Watanabé, Fossile
Mikio Watanabé, Fossile, 2010 ©

Tout au long de cet entretien, impossible de ne pas remarquer son langage corporel. Hiératique sur la chaise, ses mains délicates n’ont de cesse de tourner autour de son ventre lorsqu’il répond, comme un sagace et délicat indice de son intériorité. C’est de là que tout vient, là que tout commence… et abouti. Le temps d’un portrait et nous quittons Mikio Watanabé au terme d’une rencontre qui nous laisse enchantés au-delà de nos espoirs, émus par l’altruisme de ce personnage si secret et pourtant si généreux. Le bel après-midi d’automne touche à sa fin. Et, à défaut de cerisiers en fleurs, les marronniers nous dominent comme de paisibles témoins du temps qui passe…


Exposition personnelle à la Galerie de l’atelier du 22 novembre au 28 décembre 2013
41, Grande rue
54000 Nancy

Illustration des textes de Siham Bouhlal
« Le revers du monde »
Éditions Al Manar