Au Mexique, les crimes issus de la drogue et des mafias sévissent sans impunité, touchant toutes les régions et les classes sociales du pays. L’artiste mexicaine Teresa Margollesnée en 1963 à Culiacán, ville marquée par le commerce de la drogue et la mort violente de nombreux jeunes, cherche alors à retranscrire ce traumatisme par des installations, des photographies et des performances. Diplômée en médecine légale et en science de la communication, elle fait partie en 1990 du collectif « SEMEFO » sorti de l’underground mexicain avec des œuvres violentes basées sur des cadavres, des résidus, des traces, des vêtements, et des fragments d’objets récoltés sur les scènes de crimes.

En 2002, Teresa Margolles trouve sa propre voie dans l’art avec un travail sur le corps humain après la mort. La morgue comme moyen de connaître et comprendre le monde et non pas comme un objet de curiosité morbide. Des œuvres où le cadavre n’est présent que silencieusement. L’artiste évolue alors dans un univers beaucoup plus minimaliste, consciente de la nécessité de refuser l’appel au spectaculaire dans une société où les images de violences et d’horreurs sont déjà omniprésentes. Mais toutes ses œuvres sont dotées d’un contenu complexe, qui se manifeste par l’usage brut des matières organiques provenant de personnes assassinées, les eaux usées de laboratoires médicaux, du sang, de la graisse humaine ou encore des fœtus.

Teresa Margolles, Carousel Lavatio Corporis Teresa Margolles, Carousel Lavatio Corporis ©
Teresa Margolles, Carousel Lavatio Corporis Teresa Margolles, Carousel Lavatio Corporis ©
Teresa Margolles, Herida (Blessée) Teresa Margolles, Herida (Blessée) ©
Teresa Margolles, Muro Baleado (Mur criblé de balles) Teresa Margolles, Muro Baleado (Mur criblé de balles) ©
Teresa Margolles, Muro Baleado (Mur criblé de balles) Teresa Margolles, Muro Baleado (Mur criblé de balles) ©
Teresa Margolles, Papeles (Papiers) Teresa Margolles, Papeles (Papiers) ©
Teresa Margolles, Papeles (Papiers) Teresa Margolles, Papeles (Papiers) ©

Teresa Margolles fonctionne uniquement avec les corps de ceux qui ont subi des morts violentes afin de les sauver de l’invisibilité. Sa démarche artistique est un véritable travail de mémoire, de transmission de l’histoire de son pays et un témoignage politique: l’artiste comme la porte parole du peuple mexicain. Elle déclare: « j’ai découvert que la morgue était un véritable thermomètre de la société, et c’est cela que je trouve intéressant. En tant qu’artiste je ressens le besoin de dire ce que je vois dans une morgue. Je dois communiquer ce que j’observe là-bas et ce que j’ai appris ». À travers l’utilisation de matériaux particuliers et subtilement mis en scène on assiste à une nouvelle visibilité de la mort qui se distingue de celle habituellement proposée. Teresa Margolles exprime alors brillamment un langage abstrait de l’horreur.

Parmi ses œuvres, et pour illustrer ce qui vient d’être dit, nous pouvons citer « Lengua » qui est une langue naturalisée d’un punk héroïnomane, dont elle a eu à s’occuper à la morgue, simplement posée sur un socle. Séduite par l’esthétique et la marginalité du cadavre elle proposa à la famille d’assumer les frais de sépulture en échange de cette langue qu’elle exposerait tel un readymade. « Burial » est un simple cube de béton au centre duquel une cavité abrite un enfant mort-né. La mère, victime d’une fausse couche, en a fait la demande à l’artiste pour éviter qu’il ne soit traité comme un simple déchet. « 37 cuerpos » sont des restes de fils utilisés après l’autopsie pour recoudre les corps des personnes décédés de morts violentes. « Flag II » est un tissu imprégné de sang prélevé à l’endroit où des exécutés sont tombés en bordure nord du Mexique. « Rushing but not rushed » est une performance où chaque après midi le proche d’une victime nettoie les sols en marbre, avec un mélange d’eau et de sang trouvé sur le site des meurtres commis pendant les guerres de drogue au Mexique. Dans « Narco-messages » on utilise du fil d’or pour broder des mots sur un tissu taché de sang, phrases prises à partir du message que le crime organisé utilise dans ses exécutions, ses menaces et ses avertissements de règlements de compte.

Teresa Margolles, Lengua (Langue) Teresa Margolles, Lengua (Langue) ©
 Teresa Margolles, Burial (Enterrement) Teresa Margolles, Burial (Enterrement) ©
Teresa Margolles, 37 cuerpos Teresa Margolles, 37 cuerpos ©
Teresa Margolles, Flag II Teresa Margolles, Flag II ©
Teresa Margolles, Rushing but not rushed Teresa Margolles, Rushing but not rushed ©
Teresa Margolles, Narco-message Teresa Margolles, Narco-message ©

Son art met également en place la participation du public à l’œuvre avec une interaction troublante des sens. Dans ses différentes installations, elle place le spectateur comme acteur privilégié au centre d’un dispositif, il participe et pénètre corporellement dans les œuvres. Dans « Vaporización », le spectateur s’immerge dans un espace où chaque particule d’eau en suspension porte en elle la mémoire du mort. Chaque visiteur est alors envahi par la vapeur des morts, une brume est créée à partir d’eau utilisée pour laver et désinfecter les cadavres à la morgue de Mexico, souvenir physique du dernier lavage, processus de dissolution et de disparition. « En el aire » présente des bulles qui flottent depuis le plafond et se désintègrent sur la peau du spectateur. À première vue, un moment de plaisir innocent, mais qui va se transformer en une révélation répugnante, à la vue des cartels signalant la provenance de ces bulles. Il n’y a aucune importance à ce que l’eau soit désinfectée, la stigmatisation de la mort transforme la beauté de l’oeuvre, en une chose terrifiante. Ces deux œuvres, agissent sur la présence physiologique et sensuelle du cadavre. Le spectateur fait partie du processus de deuil, il s’engage dans une relation avec les morts et le souvenir de ces disparus mexicains.

Teresa Margolles, Vaporización Teresa Margolles, Vaporización ©
Teresa Margolles, En el Aire Teresa Margolles, En el Aire ©
Teresa Margoles, Sounds of Dead Teresa Margoles, Sounds of Dead ©

« La question de la mort s’instille dans les œuvres de Margolles plus qu’elle ne s’impose. Apparemment anodines, et pourtant absolument chargées, elles portent le macabre en filigrane, et invitent le visiteur à une méditation aussi politique que métaphysique. » Gianni Vattimo

Absence de représentation des disparus, les oeuvres refusent la forme monumentale pour se tourner vers une attitude plus discrète, évocatrice, conceptuelle, minimaliste, imaginaire et symbolique. La mort n’est pas directement affichée, c’est un travail silencieux que l’on peut malgré tout qualifier de surprenant et effrayant. Teresa Margolles ne se concentre pas sur la mort, mais sur les traces physiques laissées par cette-dernière, des « particules d’histoire de vie et de mort » faites par la violence et l’exclusion sociale. Les oeuvres produisent des objets et des signes qui renvoient à un environnement culturel et mental. Elles sont considérées comme des actes de recyclage où le spectateur participe parfois activement. Une démarche artistique sur le passage final de la présence à l’absence, poétiquement et esthétiquement saisissante.