Impossible de ne pas avoir l’esprit envahi d’images subliminales de la Vierge Marie, en mode gothique. De ne pas se souvenir justement que ce qu’il y a toujours eu de saisissant dans les représentations de Marie, outre qu’elle tient un enfant qui est « notre sauveur », c’est ce regard absent comme tourné vers elle-même. Détenant une sagesse que nous n’aurons jamais, elle sait. Un peu comme la sibylle, la voyante, la sorcière ou la magicienne. L’ampleur de la photographie de Johann Bouché-Pillon c’est au moins ça: un concentré d’archétypes with cheese [1]. Son site protéiforme, Image Cristal (titre inspiré de Gilles Deleuze, voir plus bas), est comme un autoportrait infini en mode méandres. On y croise Boris Vian, Georges Bataille, John Steinbeck, William S. Burroughs et un nombre incalculable d’images palimpsestes. Photographe de mode mais pas vraiment, après un passage par le graffiti mais pas vraiment, provincial de Paris, fêtard et travailleur. Ambitieux. L’homme projette une image de Dolce Vita décalquée où la question du vrai et du faux est réduite à un détail noyé dans la masse. Loufoques, minimales, souvent centrées sur un sujet au milieu d’un vide (qui peut aussi être un papier peint fleuri), ses images s’attaquent de plein fouet au réel.

Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon

« Il y a quelque chose de visible mais que ce visible dans la formation cristalline, ne renvoie pas à une simple vision et sollicite dans l’œil une autre fonction que l’on appelait provisoirement « voyance », fonction de voyance. Et cette fonction de voyance qui donc saisissait quelque chose dans le cristal, dans l’image cristal qu’est-ce que c’était ce « quelque chose »? C’était un étrange défilé comme une espèce de défilé qui tournerait dans le cristal, dans la formation cristalline et qui nous apparaîtrait comme, toujours en terme d’image, comme le défilé ou la série des faussaires. C’est à dire la puissance du faux tel qu’elle apparaît sous la forme de la pluralité, de la multiplicité des puissances, puissance un, puissance deux, puissance trois, et toujours sous cette voyance notre œil malgré son hésitation se disait: est-ce que dans cette série des faussaires tels que je les voient il n’y a pas « même » l’homme véridique? Est-ce que l’homme véridique n’en fait pas partie lui-même? Bon. » [1]

Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon

A l’inverse du spectacle qui « ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même », selon les mots de Guy Debord, la photographie de Johann Bouché-Pillon tente de se dépasser en son sein même. Il s’agit d’ouvrir des portes, de déchirer des voiles. La pratique n’a d’ailleurs de photographie que la forme car le fond est une succession de protocoles tentant d’échapper à un quelque chose du quotidien qu’on ne saurait précisément nommer. Et si, dans leur grammaire formelle, les images nous rappellent Nan Goldin ou Juergen Teller pour l’intime de la première et le sensationnel sans fard du second, c’est avant tout pour questionner les réseaux alentours. Prolifique certes, puisque pas un jour ne passe pas sans l’émergence d’un cliché quelque part sur la toile, l’homme est à lire entre les lignes et sa poésie n’est pas sans rappeler celle d’un Bukowski. Pensons par exemple à la façon dont ce dernier raille ses prochains dans son « Journal d’un vieux dégueulasse »: « J’en ai par-dessus la tête de ces précieuses intelligences qui s’obligent à vous aligner des pensées plaquées or. » Chez Johann Bouché-Pillon, rien de flatteur, tout grince dans un joyeux bordel impénétrable et pourtant millimétré (en témoigne la main vierge de tout maquillage qui tient le téléphone de la créature rouge au selfie dans la série « Porn Food & Ecstasy »).

Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon

À chaque sujet une allure sans prétention: regard neutre ou absent, un pathos qui ne s’exprime pas clairement. Le résultat pourtant a les bords qui frémissent et craquent – entre le plaisir et le malaise mon coeur balance jusqu’à ce qu’un renversement complet se produise: quelque chose est en train de chercher à se dire. Et c’est dans le grincement de cette opération que se trouve l’espace à explorer. Dans « Photos of my grandfather dying » par exemple, tout est dit. Et le spectateur, perturbé, ne peut s’armer que d’un « pourquoi? »: pourquoi la photographie, pourquoi la bière ouverte, pourquoi le téléphone, pourquoi la chèvre, pourquoi le cimetière et le globe emballé? Et Johann Bouché-Pillon de répondre « parce que » avant que d’appuyer à nouveau sur le déclencheur. Surenchère sans pudeur et pourtant poignante. Provocation gratuite qui vient titiller les entrailles et le cortex. Les références bien codées du culturel nous rappelant à chaque pas qu’on ne nage pas en plein délire, que l’enfer est bien réel et pensé. Le calcul et le spontané, main dans la main, glacent l’épine dorsale tandis que l’œil se régale. Ce qui est montré est à équidistance parfaite entre ce qu’il faut voir et ce que l’on cache. À l’explorateur que nous sommes de débroussailler le sentiment étrange qui s’installe dans nos rétines. Des femmes au beau corps dont on ne voit que les pieds au jeu entre le dedans et le dehors du champs qui ne cesse de nous narguer, le grand bordel a de moins en moins la forme accidentelle d’un rhizome. Circulaire ad nauseam, l’ensemble se rapproche bien plus d’un mantra à la William S. Burroughs: « I am a ghost wanting what every ghosts wants – a body. » [3] L’effet, enfin, étant au plus près de ce qu’invoquait Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny: « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » [4] comme si le travail du poète n’était plus dans les coulisses de son exercice mais exhibé au point d’être visible et agissant sur son lecteur/voyeur, l’amenant par l’oeil jusqu’à l’état de voyant.

Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon
Johann Bouché-Pillon
© Johann Bouché-Pillon

[1] En référence au double whopper with cheese, sandwich emblématique du Burger King.

[2] Gilles Deleuze – Cinéma cours 46 du 22/11/83 – 1 transcription: Una Sabljakovic

[3] William S. Bourroughs, Festin Nu, « Je suis un fantôme qui veut ce que tous les fantômes veulent – un corps. »

[4] Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny (dite « Lettre du voyant »), 15/05/1871